TEXTES DE RENAUD :
Alcide
Nous vivons ensemble depuis deux ans, depuis le départ improbable de sa grand-mère Nénék, mais nous n’avons encore jamais réellement parlé de notre avenir commun. Il est maintenant grand temps de le faire ! J’avais prévu de lui dire simplement et clairement hier soir ma volonté de construire ma vie avec elle, devant Taïma et Jaume pour y ajouter une note légèrement solennelle, mais je n’ai pas pu car je ne l’ai pas senti disponible.
J'ai découvert avec surprise qu'elle avait son regard noir des mauvais jours quand la discussion avec Jaume sur l'anniversaire des 10 ans de la désactivation du mur patinait. Pourtant quand j'ai lancé ce sujet je pensais que notre conversation allait être aussi animée que d'habitude. Et bien pas du tout. J'ai eu beau forcer ma position, dire que c'était idiot de fêter ces 10 ans de la désactivation du mur, qu'il fallait regarder devant nous, que les vagues de réfugiés climatiques étaient maintenant toutes passées, que la planète ne se réchauffait plus depuis longtemps et que le capitalisme et le frontisme étaient définitivement morts avec la mise en place de la gouvernance globale, Jaume est resté bien terne, lui si prompt à me faire la leçon comme quand nous étions ses élèves et que nous buvions ses paroles. Mais hier soir, il n'avait pas la même attitude que d'habitude. Il n'a pas repris mes arguments un par un, et, chose rare, il ne m'a pas fait sa leçon sur l'importance du mur sur notre vie de tous les jours. Leçon d’ailleurs que je n’accepte pas. Je sais qu’Adelyna ne partage pas entièrement mon point de vue mais ça, par contre, je le comprends. Elle est arrivée à Labège camp à l’âge de 7 ans, est restée derrière le mur pendant cinq ans et est venue vivre à Labège le haut avec sa grand-mère, au moment de la désactivation du mur. Ah sa grand-mère, que nous tous, nous appelions Nénék, avant qu'elle ne disparaisse mystérieusement il y a deux ans ! Quelle personnalité ! Il parait qu’elle était la figure la plus importante du camp, mais je n’en ai pas su grand chose. L’arrivée d’Adelyna et de sa grand-mère ici a surpris beaucoup de monde, car la plupart des réfugiés climatiques, une fois leur temps de transit écoulé, sont acheminés comme ils sont venus (c’est-à-dire par les liaisons souterraines) là où ils peuvent être accueillis et sans avoir jamais rencontré d’autres personnes que celles autorisées à pénétrer dans le camp. Je parle bien sûr du temps où le mur était activé.
Comme d'habitude, Taïma a réussi à détendre l’atmosphère au bon moment. En effet, Jaume répondait à peine à mes réflexions sur le mur, certes un brin provocatrices, et Adelyna se taisait. Ma sœur n'a aucun goût pour les joutes intellectuelles (contrairement à Adelyna qui y excelle) mais il faut lui reconnaître le don de relancer une soirée mal partie. Ainsi profitant d'un silence prolongé qui s'était établi entre nous et qui pouvait devenir gênant, Taïma nous a fait observer d’un ton enjoué que la lumière du soleil couchant était d'un jaune exceptionnel et que cet éclairage donnait à l'allée des palmiers, qui longe le bas de la colline, une touche magique. Je leur ai fait remarquer que nous-mêmes, ou nos enfants, pourront voir les Pyrénées de là où nous nous tenions comme le faisaient nos anciens, une fois que le cycle de dépollution de l’atmosphère sera terminé. Taïma m’a aussitôt coupé la parole, empêchant ainsi Jaume de réagir à cette position. Taïma a ainsi placé la conversation sur la ville et son organisation, sujets qui la passionnent. Adelyna et Jaume se sont détendus quelque peu et y ont participé avec un plaisir qui m’apparaît maintenant forcé. Taïma et Adelyna ont échangé ensuite quelques souvenirs communs. Puis Jaume nous a raconté sans son entrain habituel les anecdotes du lycée, qu’on connaît par cœur. Comme Adelyna y prenait visiblement du plaisir, je suis rentré dans le jeu et j’en ai moi aussi racontées et j’ai ainsi réussi à faire rire les filles. La soirée fut donc finalement assez agréable, quoique plutôt superficielle, contrairement à d’habitude.
La fin de soirée fut très curieuse. J’avais du m’absenter quelques instants pour répondre au visiophone à une question technique venant de l’équipe de nuit et quand je suis revenu à notre table, l’ambiance avait changé de tout au tout. Chacun se taisait. Jaume et Adelyna se regardaient d’une façon que je n’ai pas aimée. Taïma regardait ailleurs. Je n’ai pas voulu interroger Adelyna sur son attitude lointaine vis-à-vis de moi pendant toute la soirée quand nous sommes rentrés chez nous. A la réflexion cela fait peut-être même quelque mois qu’elle prend de la distance. Mais pour l’instant ne pensons pas à cela, je dois me concentrer sur ce vol d’essai. Je lui parlerai sérieusement à mon retour, dans 10 jours.
Taïma
Que se passe-t-il ? Par quoi, ou par qui, Adelyna et Jaume sont-ils liés ? Que partagent-ils ? Que signifie ce regard si long, si profond, si étrange qu’ils ont échangé à la fin du repas, quand Adelyna a donné une petite enveloppe à Jaume qui en réponse lui en a donné une autre ? Que signifie ce silence pesant qui a accompagné cet échange ? Pourquoi Adelyna a-t-elle attendu qu’Alcide s’absente quelques instants pour l’enclencher ? Car je suis sûre qu’elle a attendu ce moment là…Oui, pourquoi ? Ces questions m’ont empêchées de dormir cette nuit ; j’ai eu beau les poser de différentes manières, je n’arrive pas à trouver une réponse qui me satisfasse. Ce n’est pas une histoire de sexe, ni une histoire d'amour. Je sais bien qu’Adelyna et Jaume ont eu une aventure il y a deux ans, Adelyna me l'a racontée dès qu’elle s’est déroulée. Elle m’a dit et redit que c’était une aventure sans lendemain et je la crois. Il y a donc autre chose, mais quoi ?
Ah, Alcide ! Comme il est pathétique ! Mon frère ne changera jamais. Il a commencé la soirée en nous annonçant avec fierté sa participation au vol d’essai qui reliera Toulouse à Djakarta en dirigeable. Il nous a parlé en long en large et en travers de son rôle dans ce trajet qui l’amènera à Yogyakarta. Il n’a pas vu qu’Adelyna, qui était déjà arrivée à notre rendez-vous étonnamment crispée, s’est encore tendue en entendant le nom de l’endroit où elle est née. Comme d’habitude, Alcide ne s’est aperçu de rien. Il a voulu nous communiquer son enthousiasme pour son voyage intercontinental et pour son système de commande de vol en particulier, alors que l’ère de l’aéronautique, naguère toute puissante, touche à sa fin, précisa-t-il inutilement puisque tout le monde le sait, concluant abruptement son propos sur sa vision optimiste de notre avenir maintenant que la plupart des grandes difficultés de l’humanité, que nous connaissons tous, ont presque été toutes résolues ; et il a rappelé en vrac celles qui lui venaient à l’esprit : l’assèchement définitif des énergies fossiles, la pollution atmosphérique insoutenable, le déplacement massif de population du au réchauffement climatique, la gestion des déchets (pas uniquement nucléaires) enfouis sous terre, l’inutilisation subite de l’espace due au fameux « crash domino » (du aux collisions en cascade des satellites en orbite basse qui en se heurtant les uns les autres ont généré un bouclier de débris infranchissable pour des dizaines d’année), l’impuissance politique, la dernière guerre. Tout ça, nous a-t-il dit, est maintenant derrière nous. Jaume, étonnamment, n’a pas réagi à cette vision optimiste de l’avenir portée par mon frère qu’il ne partage évidemment pas. Je ne sais pas qui a raison entre Alcide et Jaume. En fait, leurs discussions politiques ne m’intéressent pas. Je préfère me concentrer sur les personnes qui m’entourent et agir au mieux en interaction avec eux plutôt qu'en fonction de principes ou de doctrines qui ont fait tant de mal dans le passé et qu’on ne maîtrise pas dans le présent.
Je me suis mise ainsi à parler de l’urbanisme de Labège une fois que la conversation d'Alcide a tourné au monologue pathétique. Je n’ai pas voulu parler des travaux en cours qui transformeront petit à petit l'ancienne zone des réfugiés climatiques en un des plus importants points nodaux de l’Europe du Sud (point de rencontre et de distribution des personnes, des biens, des énergies et des déchets). C’est d’ailleurs de là que partira demain Alcide. J’ai donc préféré parler des dernières nouvelles concernant notre ville de Labège : d’abord l’agrandissement de ce tapis roulant des plus ingénieux, bordé de palmiers, qui nous amène au prochain point nodal, sur lequel débouchent les tapis roulants secondaires qui quadrillent presque toute la ville. Labège le bas n’est bien sûr pas quadrillé comme Labège le haut, car le centre historique (l’église, le parc, la place, les vieilles bâtisses) a été préservé lors des travaux gigantesques du siècle dernier effectués après une refonte complète de l’occupation des sols ; ces travaux ont conduit au Labège de maintenant, celui que nous connaissons, caractérisé par ses habitations élancées surmontées de leurs terrasses végétales et ses structures collectives distribuées de chaque côté de l’allée des palmiers tandis que les hibiscus et les bougainvilliers distribués dans toute la ville, encore en fleurs en ce mois novembre, apportent de chaudes couleurs et d'agréables senteurs.
J’ai enfin réussi à détendre réellement l’atmosphère quand j’ai abordé les souvenirs qu’Adelyna et moi partageons. Adelyna est rentré dans mon jeu sans beaucoup d’entrain, comme si elle s’y sentait obligée. J’ai passé sous silence les deux premières années qui ont suivi son arrivée à Labège où elle ne parlait pas, pour mettre en avant la connivence, tellement forte, que nous avions quand nous étions adolescentes et qui nous a amené à conduire des actions dont nous ne parlerons à personne. Jaume a mis son grain de sel et nous a raconté ses histoires de professeur les plus savoureuses qu’on aime toujours réentendre, mais, lui aussi, sans grande conviction. Alcide est rentré dans notre jeu en racontant les siennes. Adelyna s’est senti obligée de rire. J’ai fait comme elle pour que sa gêne ne se voit pas. Je pensais avoir définitivement sauvé la soirée quand Alcide s’est éloigné pour répondre à son visiophone et le visage d’Adelyna s’est figé soudainement, elle a fixé Jaume du regard longuement, très longuement, les traits de Jaume se sont brusquement tendus, Adelyna s’est penché sur le côté, a ouvert son sac, a pris une petite enveloppe, l’a donnée à Jaume, qui ne disait toujours rien, le temps parut comme suspendu, je n’étais plus là pour eux, leurs regards étaient rivés l'un sur l'autre, personne ne parlait, l’enveloppe changea de mains. Jaume la fit disparaître dans la poche intérieure de sa veste tout en continuant à regarder Adelyna, sortit une enveloppe un peu plus grande d'une autre poche, la tendit à Adelyna qui la prit. Aucun mot n'avait été échangé.
Alcide est revenu tout excité, remarquant à peine la situation. Mais que s’est-il passé réellement entre Adelyna et Jaume ? Pourquoi Adelyna a-t-elle failli pleurer quand elle m’a serré dans ses bras en me disant au revoir d’une voix étranglée ?
Adelyna
Sayangku,
Quand tu liras cette lettre, à ton retour, je serai partie pour toujours. Je disparais comme a disparu Nénék la mère de ma mère, il y a deux ans. Souviens toi comme nous l'avons cherchée partout. En vain. Alcide, Alcide, mon chéri, sayangku, nous vivrons dorénavant chacun de notre côté avec la part que l'autre a mis en nous. Ne me cherche pas. Nos chemins étaient appelés à se séparer un jour ou l'autre et le moment est venu. Alcide, es-tu vraiment surpris de ce qui arrive ? Je ne le crois pas. Ne te fais pas du mal en pensant que je pars pour un autre car cela n'est pas. Nous nous retrouverons si tu fais le chemin ...
Aku cinta padamu.
Adelyna
Alcide ne lira pas cette lettre, d’ailleurs bien trop courte pour lui être donnée, car je l’aurais détruite avant de partir loin d’ici, en même temps que cet écrit, comme me l’a bien signifié Nénék : « ne laisse aucune trace derrière toi si tu acceptes ma proposition». Quel choc de revoir ma grand-mère bien aimée, moi qui la pensais morte, après sa disparition inexpliquée ! Ces retrouvailles bouleversantes ont eu lieu il y a 6 mois chez Jaume, qui m’avait invitée à passer chez lui d’une façon très étrange en me demandant de n’en rien dire à personne. J'ai une entière confiance en Jaume et j'ai donc suivi ses consignes à la lettre. L’amitié qui nous lie est plus belle que notre brève histoire d’amour, que j’ai eu raison d’arrêter rapidement car elle ne menait nulle part. Jaume a accepté ma décision avec dignité, mais je sais que cette décision l'a d'autant plus meurtri que je l'ai quitté pour m’installer avec Alcide. Ah Alcide, Alcide ! Si tu avais pu faire sauter la barrière qui est en toi, si tu avais pu canaliser cette magnifique énergie que tu abrites pour en faire œuvre de vie, si tu avais su te mettre à l'écoute et entendre les signes que je t'ai donnés depuis que j'ai retrouvé Nénék, peut-être que je n'aurai pas pris cette décision. Tu ne sauras jamais combien ces derniers mois furent pénibles pour moi, passant d'un état à l'autre au fur et à mesure des révélations que Nénék me faisait lors de nos rencontres régulières, toujours secrètes et toujours chez Jaume qui y participait quand Nénék le décidait ; ainsi l'incompréhension et la confusion se sont d'abord mélangées à la colère et à la tristesse, puis l'angoisse et la peur qui m'étreignirent quand Nénék me fit sa proposition il y a environ une semaine, en ayant demandé au préalable à Jaume de nous laisser seules, et me dit : « Voilà ce que nous te proposons. Et maintenant, mon baiby, c’est à toi de choisir. Je pars demain et je ne reviendrai plus jamais ici. Réfléchis à tout ce que je t’ai dit. Donne ta réponse à Jaume avant la fin de la semaine prochaine. Tu trouveras dans l’enveloppe la biopuce à remplir. Si tu choisis de nous rejoindre, mets y les informations te concernant, donne la à Jaume et fais ce que tu as à faire en fonction de ce qu'il te remettra. Et bien sûr ne laisse aucune trace derrière toi.»
Alcide, Alcide, tu n'as rien ressenti de la véritable nature de mon malaise de ces dernières semaines. Tu as simplement vu que je n'étais pas dans mon état habituel, sans en chercher véritablement les raisons. Ton énergie, ta volonté, ta joie de vivre, ton allant qui m'avaient tant aidée, et que j'ai tant aimés, quand nous nous sommes installés ensemble m'ont parus que pour ce qu'il sont : des pans pathétiques d'un aveuglement profondément stérile. Tes paroles sur le mur me firent mal. Tu n'avais donc rien compris à ce que je t'avais, si difficilement, raconté. Je sais que tu forçais ta position, que tu cherchais une joute intellectuelle, comme cela nous est arrivé plusieurs fois et à laquelle j'y participais, toujours de mauvaise grâce sans que tu t’en rendes compte. Le mur désactivé officiellement il y a 10 ans restera encore bien longtemps dans nos esprits comme tente de l'expliquer Jaume à qui veut bien l'entendre. Nénék m'a appris ces derniers mois que le mur n'avait été activé que les premiers mois après notre dramatique rapatriement, juste le temps qu'il tue deux ou trois enfants de mon âge, et que cela étant et se sachant, personne, d'un côté et de l'autre du mur n'ait de velléité pour s'en approcher. Nénék, elle, le savait. Elle m'a beaucoup parlé de ce temps si proche et si lointain à la fois et m'as fait comprendre pourquoi je me suis tue à mon arrivée au camp et à mon départ.
Alcide, ta fierté de participer au premier vol du « Limasawa » est légitime mais illusoire, signe du chemin qui te reste à parcourir et sur lequel je pensais jusqu'à hier soir pouvoir t'accompagner. J'ai ri de bonne grâce à tes sottises de fin de soirée, alors que je suis sûre que Taïma pensait que je me forçais ; je venais de réaliser que, seul mon départ pouvait être le choc salutaire pour te permettre de sortir de ton aveuglement. Ton chemin sera long et si tu y réussis, nous nous retrouverons. Alors l'échange des enveloppes, devenu inéluctable, se réalisa quand tu t'absentas pour répondre à ton visiophone, l'angoisse et la peur me saisissant subitement quand je vis le regard terrorisé de Jaume que je soutins malgré tout. Je sais que Taïma, qui restera ma première amie, qui m'a tellement aidée en arrivant à Labège pour sortir de mon mutisme, ne fera jamais le chemin que tu peux faire, Alcide, car son caractère ne s’y prête pas. Taïma est donc perdue pour moi. C'est pourquoi j'ai pleuré en lui disant au revoir.
Maintenant il me reste à ouvrir l'enveloppe que Jaume m'a remise et suivre les consignes qui y sont notées. Je sais que la première sera de détruire les écrits que je viens de faire.
Jaume
L'enveloppe que m'a remise Adelyna est là, sous mes yeux, fermée. Je tiendrai ma promesse et ne l'ouvrirai pas. Je l'apporterai demain, à l'heure et à l'endroit convenus afin qu'elle parvienne jusqu'à Nénék. J'avais sur moi depuis une semaine une enveloppe pour Adelyna que je ne devais lui remettre que si elle-même m'en donnait une. J'attendais ce moment avec crainte car je savais, Nénék me l'avait dit, que si l'échange s'opérait, Adelyna partirait de Labège pour ne plus y revenir. J'espérais qu'il ne survint pas, mais il eut lieu hier, à l'occasion de la soirée passée avec Alcide et Taïma et ce moment fut encore plus dur que je ne l'avais redouté.
Je viens de vivre ces derniers mois comme un rêve, et la fin de notre soirée de hier comme un cauchemar. Quand je vis Nénék dans mon salon il y a six mois, assise sur mon canapé, dotée d'un sourire magnifique, rentrée chez moi à mon insu, je faillis tomber à la renverse car, comme tout le monde ici, je la croyais morte. Quand je repris mes esprits, je fus saisi par son impassibilité et par la force rayonnante qui émanait de la grand-mère d'Adelyna, la figure emblématique du dernier camp des réfugiés, avec laquelle j'eus de nombreuses discussions quand elle vint s'installer ici, et en particulier sur le mur. La Nénék qui revenait n'était pas celle qui était partie. Cette dame de 80 ans, dans la pleine force de sa grande maturité, dégageait une autorité naturelle sur les personnes qui l'accompagnaient, étranges et discrètes, qui semblaient lui organiser des rendez-vous comme ceux qui se passaient chez moi avec Adelyna et auxquels j'y participai quand Nénék me l'autorisait.
J'appris avec stupeur que le frontisme n'était pas mort, que ce mouvement descendant du fascisme qui avait gagné la planète après la fin de la guerre du Caucasse, qui elle-même avait succédé à la guerre du proche orient, n'avait pas été éradiqué par nos grands-parents lorsqu'ils mirent en place la gouvernance globale, comme je l'enseignai à mes élèves. Ce que je redoutai et que j'essayai de combattre à mon niveau en enseignant la vigilance et l'esprit de résistance ancré chez nos anciens à mes élèves était survenu. Je compris que Nénék connaissait parfaitement les rouages de la nébuleuse gouvernance globale, qu'elle en faisait même peut-être partie, sachant que personne ne connaît nos dirigeants globaux. J'appris que Nénék partageait mon analyse de l'importance des murs dans l'histoire des hommes, les plus néfastes n'étant pas forcément ceux que nous voyons ou avons vus. Je basculais ainsi ces derniers mois dans un état second dont je ne suis sorti que hier soir lors de notre échange d'enveloppes avec Adelyna. D'un côté je recevais certainement les caractéristiques biologiques qu'Adelyna avait enregistrés dans la biopuce qui allaient lui permettre de rentrer dans le cercle très fermé des « Combattants de l'Ombre », dont Nénék ne pouvait être qu'une dirigeante importante, et de l'autre côté je lui remettais sa feuille de route dont la première instruction, je le savais, était de quitter Labège sans laisser de traces. Au moment où Adelyna me tendit son enveloppe, la monstruosité de cet engagement m'aveugla et une terreur horrible m'étreignit. J'eus à cet instant précis l'intuition que le combat auquel allait participer Adelyna en première ligne allait être un des plus terribles de l'Histoire. Mes intuitions concernant le véritable état de la planète dont nous avons héritée, et la présence des forces du mal au plus niveau étaient bien au-delà de ce que j'avais imaginés. Et les forces qui se mettaient en place pour tenter de sauver ce qui pouvait encore l'être avaient engagé Adelyna et me laissaient de côté, moi, l'homme qui l'aime, me laissant dans le rôle de médiateur, que Nénék m'avait dit primordial dans le combat mais qui m'interdisait de m'impliquer davantage comme je le lui demandais ardemment plusieurs fois.
Que vais-je faire, oh mon créateur ?
Eh bien, je n'en sais rien, mon pauvre Jaume. J'arrête là ton histoire. Tu m'as donné assez de fil à retordre pour cerner ton rôle et t’utiliser pour embraser la fin du récit. D'aucun jugera cette histoire un peu compliquée et la fin un tantinet ampoulé. D'autres regretteront que le Labège du futur ne soit pas assez décrit, que le mur électromagnétique qui tue des enfants (quelle aberration!) aurait pu être davantage explicité, que l'auteur aurait pu faire l'effort de donner un peu plus de chair et de panache à ses personnages, que son écriture gagnerait à être plus riche, ses descriptions plus puissantes etc .. etc ... A tous ceux-là, je dis stop ... vous n'aviez qu'à venir à cet atelier d'écriture et on vous aurait vu à l'œuvre. Non mais.
Textes de
Ernest
Ma petite-fille, je vais te raconter l’histoire de notre ville, que tu as toujours devinée sans en connaître vraiment les détails ; Mais aujourd’hui, puisque tu me la demandes, tu dois être assez grande pour comprendre…
Il était une fois, une petite ville que tu connais bien, Labège. Avant, Labège était dans la campagne, c’est-à-dire des arbres partout, de l’herbe, des champs, et même des animaux que tu ne vois plus aujourd’hui. Imagine toi comme c’était calme… il y avait peu d’habitants, et la grande ville était loin.
Mais la population a augmenté, beaucoup, partout sur notre planète, et ici aussi. Alors la grande ville voisine a grandi, grossi, et petit à petit s’est rapprochée de Labège. Au début, c’étaient des bureaux, cette zone qu’on nommât Innopôle. Les gens acceptaient car cela rendait le village riche. Et l’argent dirige le monde, hélas.
Mais, petit à petit, les choses sont devenues incontrôlables… Les bureaux se sont multipliés, les routes puis autoroutes puis voies aériennes et même les galeries souterraines ont occupé tout notre espace, devant derrière dessus dessous, les gens ont commencé à travailler jour et nuit, plus rien ne s’arrêtait jamais ! C’est là que nous avons commencé à être très, très inquiets… Quelques amis et moi n’étions pas d’accord avec le gouvernement depuis de nombreuses années, donc nous avions formé un groupe de résistance, qui a grossi, lui aussi, avec la menace extérieure.
Ta mère était alors trop jeune pour réaliser les changements de son environnement. Mais nous qui avions connu l’odeur de la verdure, le bruissement des arbres, le changement de saison visible sur les feuilles, la vue des Pyrénées pour prévoir le temps, nous qui avions connu tout cela, nous avions terriblement mal de voir notre petit espace de liberté se transformer en bloc de verre, de béton, et surtout d’âmes robotisées.
Alors, nous avons décidé d’agir. Ce fut long, compliqué, coûteux, dangereux, mais grâce aux nombreux cerveaux et relations que nous comptions dans nos rangs, nous avons pu planifier la construction de ce mur que tu connais si bien.
La construction fut rapide. Ils n’ont même pas essayé de nous en empêcher, car nous leur avions fait croire que ça serait un cuisant échec. Mais nous avons réussi. Bien sûr, le choix n’a pas fait l’absolue unanimité, ceux qui n’étaient pas d’accord sont partis, et nous, nous avons définitivement isolé nos foyers de la Bête Infernale.
Ma petite fille, tu ne sais pas encore la chance que tu as d’échapper à la vie qu’ils ont de l’autre côté… Pourvu que ce mur nous protège le plus longtemps possible !
Zoé
Cher Journal,
J’espère que tu vas bien, que dans ton univers tout va très très bien.
Ce soir, Papi m’a raconté pourquoi on est enfermés dans la Bulle.
Il avait l’air tout triste, ça m’a fait bizarre, je ne l’ai pas souvent vu comme ça. En même temps, on aurait dit qu’il s’énervait tout seul. Il m’a parlé de choses étranges, que j’aimerais bien connaître un jour ! Comme « voir les Pyrénées ». Papi m’a dit que ce sont comme des tas de pierre immenses, avec de la neige dessus. J’aimerais bien connaître la neige un jour, mais Papi dit que ça ne sera jamais là, qu’il faudrait sortir et aller très très loin. C’est bizarre tout ça.
En tout cas, on dirait qu’il a pas deviné pourquoi je lui ai posé toutes ces questions.
Je ne lui ai rien dit, bien sûr ! Sinon il se fâchera et il voudra plus que j’y retourne, je le connais.
Ca restera notre secret, d’accord ? Parce qu’à toi, je peux le dire…
Tu sais, un jour comme d’habitude j’étais allée jouer près du mur, là où personne ne me voit, et où aucun adulte ne peut venir m’embêter puisqu’ils sont trop grands ! Eh ben, figure toi que j’ai trébuché sur quelque chose, juste une pierre, une grande, mais je suis tombée, et paf ! j’ai glissé dans le fossé, encore plus loin. Et alors, tu ne devineras jamais ce que j’ai trouvé. J’ai pu voir de l’autre côté !!! En fait il y avait un trou dans le mur… Il était cassé. Pas un grand trou, non, mais assez grand pour que je puisse passer ma tête.
Et alors, j’ai regardé. C’était tout noir, avec des lumières un peu étranges mais pas très fortes… Au début je ne voyais pas grand-chose, mais petit à petit mes yeux se sont habitués. Et surtout, au bout d’un moment, j’ai eu très peur, parce que quelqu’un est entré !
Bien sûr, il m’a vue, mais il n’a pas crié. Il a juste arrêté de bouger. On aurait dit qu’il avait peur de moi. Il s’appelle HB-Tommy-813, quel nom bizarre ! Il est très gentil, on a joué, parlé, et il m’a demandé de revenir. Il n’est pas vieux et il est rigolo. Depuis j’y vais tous les jours, et je fais bien attention à ce que personne ne me voie. C’est mon nouvel ami !
Bonne nuit, Cher Journal, et garde bien mon secret !
HB-Tommy-813
---- Compte-Rendu 9847658876 ----
5h30. Lever.
5h40. Douche intégrale. Désintégration matières étrangères. Rasage. Tonsure crâne.
6h. Directives journalières du Chef Suprême.
6h30. Poste occupé. Pilules duTonus.
Journée : Rien à signaler.
23h. Visioconférence. Compte-rendu activité journalière effectuée.
01h. Numérisation de ce rapport, enregistrement dans les archives.
01h30. Repos autorisé.
« Bon Dieu », je ne sais pas ce qu’il m’arrive, je n’arrive pas à m’assoupir. Ca devrait pourtant être automatique ! Mon psychisme doit être sérieusement perturbé. Et je sais pourquoi. Cette rencontre qui perdure avec Zoé, la petite fille Du Dedans, remet trop de choses en question. Je ne savais même pas qu’il y avait des gens à l’intérieur !! Je crois maintenant que c’est fait exprès. On nous dit que c’est une Zone Contaminée pour que nous ne posions pas de questions. Mais depuis quand vivent-ils ainsi ? Et quoi d’autre nous cache-t-on ? Zoé ne sait pas répondre à mes questions bien sûr, elle est trop jeune, pour elle ce mur semble naturel.
Je n’étais pas créé qu’il était déjà là. Alors c’est sûr qu’elle n’a pas connu non plus notre Univers. Elle paraît pourtant bien sereine. Elle m’a dit avoir un Grand-Père : mais comment est-ce possible ? Cela fait des décennies que ce qu’on appelait « famille » a été dissous. Zoé me perturbe. Nous vivons dans deux mondes totalement différents. Comme si nous étions deux extraterrestres qui parlent une langue différente en utilisant les mêmes mots !
Je ne sais pas ce qui va sortir de tout ça… Et voilà que je me mets à écrire. Quelle sensation étrange !
Heureusement, je peux en parler à L’Hirondelle (seul nom qu’elle ait accepté de me donner). Elle ne m’apporte pour l’instant pas de réponses, mais je sens qu’elle est en train de me prendre sous son aile. Elle aussi, que veut elle ? Qui est-elle ? J’espère avoir bientôt quelques réponses. Quelques indices pour supporter ce puzzle qui vient de débouler dans ma vie ! « Bon Dieu, bon dieu, bon dieu » !, cette expression que je tiens de Zoé, il faut que je fasse attention de bien la contrôler…
L’Hirondelle
« Ecrire pour se souvenir car chaque détail est crucial pour la survie.» C’est ma devise. La vérité c’est que la deuxième partie est : et tout désintégrer juste après !
En voilà deux qui se sont rencontrés et dont j’espère bien qu’il naîtra quelque relation fraternelle… Je sais qu’il est crucial que Labège reçoive de l’aide extérieure pour ne pas disparaître. Cela pourrait être LA solution. Quand Zoé est née, j’ai pressenti quelque chose de particulier. Rien d’étonnant vu la trempe de son grand père. Mais je suis soulagée de voir la tournure que prennent les évènements. Je ne serai pas éternelle, malgré tous ces moyens pour prévenir la vieillesse et repousser la mort. Ah, les prouesses technologiques ! Mais je n’aurai pas toujours cette force. Mon secret espoir est que Zoé prenne ma place… J’ai des années devant moi pour arriver à ça, cela ne fait que commencer !
Je ne pensais pas que ce rôle de « passeur » serait si pesant. Tout exige tellement d’attention, de prudence folle. Tenir un rôle si important dans chaque Monde est éreintant. Mais c’est ma raison de vivre, évidemment !
Un psy de l’ancien temps m’aurait certainement décomposé l’esprit en remords, honte, et désir de rattraper le choix de mon engeance qui a préféré partir que de s’opposer à tout ça. Qu’importe aujourd’hui ! Encore quelque chose qui a disparu, mais cette fois ci je n’y vois pas d’inconvénient.
HB-Tommy-813… Quel nom stupide… Stupide et abject monde qui tue la race humaine. Mais ce petit me donne de l’espoir, il a l’air d’arriver à s’extirper du schéma mental qu’on lui a injecté à sa conception. Cela voudrait dire que j’ai eu raison de me battre : tout n’est pas perdu.
Nos règles voudraient que j’en informe le Comité de Survie. Mais je ne le ferai pas. Ce serait vouer à l’avortement une relation qui ne vient que de s’instaurer. Je vais plutôt jouer mon rôle d’ange gardien, et veiller sur ces deux-là, protéger leurs arrières, et consolider leur rébellion naissante.
Il faut que Labège survive, l’Autre Monde ne sera pas éternel ! Et alors là, nous pourrons revivre au grand jour !
TEXTES DE GAËLA : MADO, PABLO, RICARDO-FILS ET CRISTOBALDO
Mado
Quand j'ai décidé de mener à bien ce projet, le soleil projetait de fins rayons lumineux tels des fils de soie, la sève grossissait dans les interstices des arbres et de jeunes pousses commençaient à égayer le jardin. A présent, les arbres sont gelés, j'ai ressorti des placards manteaux et bonnets, il est avéré que nous ne finirons jamais notre maison, et je n'ai pas encore écrit une ligne de ce livre, que mon éditeur attend pour le début de l'année prochaine. Certes j'ai commencé mes recherches, mais des soucis familiaux, le délaissement de mon mari et son enfoncement dans cette sorte de torpeur mortifère m'ont tellement encombré l'esprit que j'ai fini par perdre le fil de cette histoire. J'ai réussi toutefois à fixer mon attention sur quelques faits ; un peu malencontreusement, j'ai appris que l'histoire personnelle de Luisa n'était pas exempte de toute impureté... Elle avait beau soliloquer que jamais, après la mort de son pauvre mari...mais comme toutes les veuves, elle avait été tentée, et cela faisait sourire Mado, qui n'avait jamais été dupe de l'image, la sienne et celle des autres. Son silence la minait, elle regrettait ces temps de prolixité où on devait l'arrêter d'écrire, presque de force, pour qu'elle cesse enfin de noircir toutes ces feuilles jamais lues. Elle pensa soudain : La Berge, Labège, pourquoi un tel glissement, sémantique, circonstanciel, existentiel, car le jour où le village avait changé de nom, elle avait renoncé à Cristobaldo, son amour de jeunesse (elle pensait après tout que c'était le lot de tout un chacun), évidemment un amour passionné, sans lendemain, sans autre espoir que l'horizon bouché des montagnes écrasées par le brouillard et l'infortune de ces habitants. Elle n'avait oublié aucun détail de cette journée de printemps où il lui avait fait sa déclaration en lui proposant de partager sa vie, ailleurs, aussi loin que possible de ce village maudit. Elle avait alors baissé la tête, et avait acquiescé dans un sourire lointain à cette invitation délicieuse, si bien qu'elle n'avait jamais compris pourquoi Cristobaldo avait si mystérieusement disparu, et puis elle avait été forcée d'oublier son amour, de faire comme s'il n'avait jamais existé, d'en dénier même l'existence. Elle avait aussi renoncé à son indépendance, à sa liberté, avait pris la décision de se marier avec Pablo, un des jardiniers affiliés au nouveau parti du très contestable pouvoir en place depuis l'érection de ce mur quasi infranchissable qui enfermait le village dans un linceul de végétations redécouvertes ou importées de pays tropicaux. Depuis ce jour, elle ne cessait de se demander ce qu'était le moteur de nos décisions, de nos changements. Le mur l'avait clouée sur place, Ricardo-fils, leur architecte, n'avait jamais achevé les plans de leur maison, exilé de l'autre côté, et Pablo était chargé de l'entretien du microcosme fourmillant dans les plis de ce mur, haut lieu de l'investissement écologique du nouveau parti. En remuant la poussière avec le tison de la mémoire, elle avait ouvert une sorte de boîte de Pandore, qu'il faudrait bien un jour refermer pour continuer de vivre. Car c'était cela même son fléau, son fardeau : vivre, comme si rien ne s'était passé, comme si elle n'avait jamais ressenti ce gouffre et ce tumulte des sentiments à l'égard d'un autre. Dans ce carton contenant des lettres d'amour de Ricardo-père à Luisa, une enveloppe jaunie et déconfite avait attiré son attention - elle comprenait que c'était la graphie qui avait déclenché ce travail de la mémoire ; contrairement aux autres lettres, qui, visiblement, avaient été lues et relues, pétries, senties, baisées et portées sur le coeur d'une femme amoureuse, celle-ci semblait même ne jamais avoir été lue. Elle la décacheta, et depuis ne cessait de penser à ce qu'elle avait lu.
"Ma chère Mado, mon amour,
Quand tu liras cette lettre, je serai déjà de l'autre côté du mur. Je t'aime comme jamais il ne m'a été donné d'aimer. Oui Mado, je te fais don de notre amour, et j'en emporte aussi une partie avec moi, de l'autre côté. Je ne sais ce qu'il adviendra de moi, peut-être serais-je persécuté jusqu'à la fin de mes jours, je n'en ai que faire. J'aimerais que tu me pardonnes, pour toujours. La fraternité est plus forte que tout, Mado, et la mort un bien curieux destin pour qui sait aimer. Je suis sûr que tu comprendras mon choix. C'est ce qui m'aide à partir. Je t'aime, pour toujours.
Ton cristobaldo l'exilé"
Depuis, elle ne cessait de retourner ces phrases pour en saisir le sens caché, mais le jour déclinait, et Pablo rentrerait de son travail, comme tous les jours à la même heure, vidé de sa substance, reprenant le même journal éculé, éternellement lu. Elle ne retournerait pas dans le grenier de Luisa, car elle se demandait à cet instant précis quelle était sa quête, et elle ne voulait pas sombrer, il n'en était pas encore temps.
Pablo
"Je ne sais pas pourquoi Mado m'accueille tous les jours avec ce même air figé, elle semble nerveuse depuis quelques jours", voici la phrase que se répétait de manière incessante Pablo, depuis qu'il avait accompagné Mado dans le grenier de sa mère pour qu'elle mène à bien ses recherches généalogiques. Ce projet l'avait tout d'abord amusé, puis intrigué, avant de l'ébranler totalement le jour où sa femme lui avait fait part de la découverte d'un étrange carton de lettres. Un sursaut d'amour propre, comme la manifestation d'un esprit tribal, l'avait fait prononcer des paroles très dures à l'encontre de sa femme : quel droit s'arrogeait-elle pour fouiller dans les décombres de son histoire familiale, une si digne et noble famille qu'aucun scandale n'avait éclaboussé du vivant de sa mère, et encore moins depuis la construction de ce mur... Et puis il s'était radouci, en pensant que la démarche de Mado était peut-être un ultime acte d'amour dans ce désert des sentiments qu'était devenue leur vie, surtout depuis l'exil d'un certain nombre de leurs connaissances. Mado, dont l'éclat se ternissait chaque jour, surtout depuis qu'il avait été nommé jardinier d'état. Il n'en demandait pas tant, une simple place de paysagiste lui aurait suffi, mais ses supérieurs avaient reconnu en lui un modèle de discrétion et de sérieux, qualités devenues précieuses en ces temps si troubles. C'était un sujet récurrent de conversation entre Mado et lui : elle parlait d'oppression, de suppression des libertés, Pablo n'y voyait que tentative pour construire une nouvelle société, et un moyen de vivre plus près de la nature, sacro-sainte nature qu'il chérissait tant. La construction de ce mur végétal avait été pour lui comme une renaissance : La Berge ressemblait maintenant à une petite venise, avec ses canaux redessinés à la manière du canal du midi, et rehaussés de minuscules rigoles, et de petits ponts qui avaient transfiguré le village pour placer le végétal, sinon au-dessus de l'humain, en tout cas bien au-dessus de ce qui faisait naguère la préoccupation majeure de ses habitants, l'échange et le mouvement. Car face au clapotement douceâtre et régulier de l'eau filtrée dans le dédale de ce que l'on appelait encore des rues, il était difficile de penser à autre chose qu'à ce mouvement si ténu, il était même devenu impossible de se penser au coeur des choses et des événements. Tout semblait si déréalisé, et c'était tellement rassurant. Pablo pensait que pour rien au monde il ne serait revenu en arrière, et le mur était la consécration de cette redéfinition de la ville comme un lieu auto-suffisant, car auto-régulateur des seules émotions, naïves, générées par lui seul. Certes leur maison ne serait jamais terminée, en particulier un petit péristyle où Pablo avait projeté de planter iris, bleuets et tulipes, verts et blancs, les couleurs du mur qu'il affectionnait tant, mais cela ne le préoccupait plus. Comme la plupart des habitants de La Berge, il avait cessé de lire, donc de se mettre en danger, sa vie était réglée par le rythme très soutenu de son travail, et hormis la vision quotidienne de cette horreur de Palacio situé au centre du village, et à laquelle il ne pouvait pas échapper quel que soit son lieu de travail, son esprit flottait tranquille dans les méandres du mur. Récemment, il avait découvert une nouvelle espèce de coléoptère, à l'endroit précis où des actes d'insoumission avaient eu lieu, juste avant l'achèvement de la construction de ce mur ; c'était quelques temps avant son mariage avec Mado. Il s'était alors surpris à rêver, et s'était dit qu'il s'agissait peut-être d'un signe, bon présage d'un renouveau quelconque dans sa relation avec sa femme. Il savait qu'il se renfrognait constamment, parce qu'il était néanmoins en butte à un pressentiment curieux, celui qui faisait entrer en collision sa conception figée du temps humain et la vision prochaine d'une catastrophe. De quel ordre, il n'en savait rien, et n'avait pas le loisir d'y penser, il avait à charge le polissage de l'immense pierre de mica incrustée dans ce mur végétal selon une fréquence régulière, calculée, au dire de ses collaborateurs astrophysiciens, d'après le degré de réchauffement de la planète, qui induisait d'infimes variations de l'inclinaison de la terre par rapport aux autres planètes du système solaire. Car le nouveau pouvoir avait une conception holiste de l'univers, La Berge était devenue ce tout dans lequel il était permis à chacun de trouver sa place, à condition qu'il demeure assujetti à ce petit univers circulaire, et c'était précisément ce qui plaisait à Pablo. Son malaise, qu'il mettait sur le compte de l'humeur variable de sa femme, provenait sans doute aussi d'une trouvaille qu'il avait faite récemment dans les interstices du mur ; il s'agissait d'une édition originale de l'Enfer de Dante, qu'il se souvenait avoir lu intégralement dans sa jeunesse, mais qu'il avait oublié depuis. Bien qu'il s'efforçât de chasser cette pensée de son esprit, il se demandait par quel hasard cet exemplaire s'était trouvé sur son chemin, et surtout, s'il lui était permis de l'ouvrir et de le feuilleter.
Ricardo-fils
"1OO mètres de hauteur comme les 100 chants du poème
3 sections distinctes comme les 3 livres, le Paradis, l'Enfer et le Purgatoire,
Hall d'entrée comprenant 9 voûtes comme les 9 hiérarchies infernales,
Chaque étage comprenant lui-même 11 ou 22 bureaux comme le nombre de strophes des chants,
Le tout surmonté d'un phare, comme pour dire : dormez tranquilles, nous veillons sur vous".
Il ne se passait pas un seul jour sans que Ricardo ne se remémorât ces phrases contenues dans le cahier des charges du Palacio Ricardo, ce projet architectural magistral, initié par son père et poursuivi par ses soins jusqu'à la construction du mur. Après, sa conscience semblait comme obstruée, par quelque corps étranger qui l'avait expulsé de son milieu naturel. Sa bouche s'asséchait encore, bien des années après, quand il pensait que ce palais l'avait trahi lui aussi, puisqu'il abritait les bureaux du nouveau pouvoir, alors que Ricardo-père l'avait pensé comme une bibliothèque devant recueillir des millions d'ouvrages, la plupart des éditions originales de chefs-d'oeuvre de l'humanité. Une vaste tour de Babel, dont le phare servait maintenant à épier les habitants de La Berge. "Ils l'ont bien mérité", pensait Ricardo-fils avec un peu d'aigreur. Sa seule consolation était que son défunt père avait échappé à la persécution puis à l'exil ; déjà âgé et malade, jouissant sans doute de quelque protection, il avait pu bénéficier d'une dérogation spéciale et avait fini ses jours dans sa maison, sur les hauteurs du village. Ricardo-fils n'avait pas eu cette chance, il s'était brûlé les ailes sur l'autel de la liberté, lui devenu vieux loup solitaire, mais résistant toujours et encore à sa façon. Avec son ami Cristobaldo, il avait choisi les armes de l'intelligence, et s'ingéniait maintenant à faire passer des ouvrages reconnus comme subversifs par le nouveau pouvoir à quelques récalcitrants ou curieux car toute révolte réelle avait cessé depuis l'exil définitif des opposants et la fin de la construction du mur végétal, dont le feuillage si verdoyant faisait en définitive penser à des fils barbelés. Ricardo observait ce travestissemnt tragique de l'existence d'un oeil amusé, il avait mis une croix sur La Berge, n'ayant plus aucun port d'attache de l'autre côté du mur, mais sa conscience lui ordonnait chaque jour de mener quelque action terroriste, sans doute pour tenter de vivre sans cracher sur la mémoire de ce père si admiré. Ainsi avait-il introduit dans les plaies du mur une nouvelle espèce d'insecte, inventée dans une serre par le croisement de plusieurs arthropodes et au terme de longues expériences scientifiques, qui, si les prévisions étaient bonnes, devait grignoter la flore hybride de cet environnement toxique et saccager ainsi tout l'écosystème de La Berge. La chrysalide terroriste : une trouvaille géniale de son ami Cristobaldo, adepte lui aussi de méthodes naturelles pour lutter contre l'oppression. C'était bien sûr sans compter sur la vigilance des gardiens du temple, dont Ricardo avait entendu dire qu'ils soignaient particulièrement bien le mur car il était vital pour le pouvoir. En effet, la léthargie de ses habitants était à ce prix. Ainsi s'était-il introduit subrepticement de l'autre côté pour tenter de rayer ce mica, symbole lui aussi de la violence à l'oeuvre car il permettait de refléter les faits et gestes des habitants de La Berge en continu, dans un mouvement ininterrompu qui fixait la pensée à des représentations primitives, sans lui permettre d'avancer ou d'exercer le moindre recul critique. Surpris par la brigade de surveillance, il avait été obligé de rebrousser chemin, et, dans la précipitation, avait égaré son dernier recueil de l'Enfer, qu'il lisait et relisait en continu depuis des années. Son emblème avait disparu, il lui fallait passer à autre chose maintenant, il lui fallait tuer la redondance, et, comme il s'épuisait dans ses pensées, il se remémorait cet échange entre le Grand Khan et Marco Polo, extrait d'un livre lu jadis puis oublié :
"- Le jour où je connaîtrai tous les emblèmes, demanda-t-il à Marco, saurai-je enfin posséder mon empire? Et le Vénitien :
- Sire, ne crois pas cela : ce jour-là tu seras toi-même emblème parmi les emblèmes."
Non. Il n'était pas encore temps, ce jour-là, je resterai celui que j'ai toujours été, un résistant, un exilé, un étranger dans ce monde des morts. Et puis, qu'importe! Il avait entrevu, avec la disparition de son père, la vanité de tout acte et la vacuité des choses, mais une flamme demeurait vivante, celle de l'amitié, indestructible, qui l'unissait à son frère de révolte, Cristobaldo.
Cristobaldo
Quand il avait refusé de revêtir la combinaison anti-contact qu'imposait le nouveau pouvoir à tous les habitants de La Berge, les ennuis avaient commencé. Quand il avait refusé de se débarrasser de tous ses livres en échange d'une prime au redressage des esprits, alors il avait commis un acte de résistance passive qui l'avait conduit tout droit au camp de rééducation de Canteloup, un quartier situé sur les hauteurs du village qui lui serait par la suite annexé par le mur. C'est là qu'il avait rencontré Ricardo et Pablo ; l'un était devenu son ami, et l'autre, en dépit d'une profonde amitié réciproque, s'était détourné de lui le jour où Cristobaldo avait reçu ordre de quitter le territoire de La Berge. Ce dernier lui avait néanmoins confié une lettre, pour une certaine Mado, que Pablo, ayant quant à lui choisi le renoncement, parviendrait à retrouver sans encombre par le signalement que son ami lui en avait fait. Il comptait beaucoup sur lui, et lui avait instinctivement fait confiance. Soumis à des violences mentales de plus en plus insoutenables, il n'avait pas cédé, ne voulant pas abdiquer ce qui lui, le faisait tenir debout. Mais il avait longuement hésité, car il savait que sa liberté avait comme prix le sacrifice de son amour.
A présent, il s'ingéniait à inventer une lampe chauffante à propulsion d'air intégrée, qui devait lui permettre de réchauffer artificiellement des organismes vivants microstructurels pour créer de nouvelles espèces vivantes capables de lutter contre les espèces déjà existantes. "Pauvres bestioles, pardonnez-moi, je ne suis qu'un savant de fortune, je veux juste montrer que le vivant çà s'apprivoise, que les bestioles, çà se trafique, mais pas les hommes, oh non, pas les hommes, ils sont comme roc..., et puis docteur Jekyll et mister hyde a plus d'un tour dans son sac", marmonnait-il en caressant son chat. Cristobaldo était doté d'une énergie farouche, il n'avait pas besoin de repos, il était perpétuellement en quête de nouvelles inventions. Avant l'exil, son esprit bouillonnait certes, mais il devait à la solitude et à l'isolement d'avoir rendu possible la maturation de certains de ses projets. Il communiquait à Ricardo la moindre étincelle, la plus infime fulgurance, la moindre germination de son esprit en ébullition, ce qui faisait sourire son ami, qui n'était pas dupe. Cristobaldo traversait aussi des périodes de vide intérieur, il s'en remettait alors à la technique de l'auto-massage, destinée selon lui à retrouver, par le souvenir, les contours de son enveloppe corporelle, que les séances de torture mentale avaient fortement abîmée. Cristobaldo pouvait mettre un nom sur sa souffrance, et son ami le savait bien pour avoir reçu ses confidences pendant tout le temps de l'incarcération. Un sourire lui soufflait à l'oreille de tenter d'oublier, et alors il reprenait ses activités favorites : lire et boire de bons vins clandestins, écrire même, coucher sur papier quelque projet fantasque, se promener nu dans son jardin embaumant la lavande et sentir le souffle ténu du vent caresser sa peau, se souvenir de la chaleur du bras maternel, se souvenir de confessions douloureuses, se souvenir de tout ce temps qui passe, et se contenter d'exister. Sa dernière invention le remplissait d'une joie enfantine : à l'efficacité du procédé de réchauffement, il avait adjoint un plaisir visuel incessant, car au fur et à mesure que la résistance chauffait, des formes aléatoires étaient comme propulsées dans l'espace de la lampe, qui semblaient occuper tout le champ de vision du manipulateur et envahir son imagination d'images rassurantes et heureuses. Selon le principe d'entropie, de nouvelles formes de vie apparaîtraient encore, jusqu'à ce qu'une main invisible décide d'abaisser la température de la lampe. L'arbre de vie qu'il admirait dans son jardin était décoré, tel un sapin de noël, de pages manuscrites tirées du roman de sa vie car il avait toujours pensé que son existence s'était figée le jour où une femme était demeurée muette quand il lui avait proposé de s'enfuir avec lui, loin de ce monde grouillant d'absurdités et d'idiotie. Ces livres qu'on avait détruits de l'autre côté du mur, au prétexte de cesser de dévaster les forêts environnantes, ces livres de chevet, de souffrance et d'ennui parfois, ces livres étaient pour Cristobaldo les frères des arbres, avant d'être ceux des hommes. Ils donnaient à voir, à penser, et faisaient grandir qui osait s'en approcher. A celui qui pénétrait dans son humble demeure tard dans la nuit, il était donné d'entendre une triste complainte murmurée dans un demi-sommeil, celle-là même que Ricardo tentait chaque matin d'oublier : "Mado, Mado, pourquoi m'as-tu abandonné? Je ne m'en souviens pas. J'ai tout oublié, j'ai tout oublié."
à suivre...
Virginie
« Blocus + 28 ». C’est le titre de l’article que j’envoie aujourd’hui par mail au siège du journal. C’est pour moi une occasion inespérée de célébrité que d’être devenue par hasard le seul journaliste professionnel dans cette situation d’isolement prolongé. Le rédacteur en chef m’a dit hier au téléphone que tous mes articles et infos ont entrainé une augmentation très importante du tirage du quotidien sur toute la région. Tout le monde veut savoir ce qui se passe dans notre zone complètement bouclée. Et cela fait maintenant 28 jours.
Jacques
Je n’en peux plus ! Je sais que bientôt tout va être découvert. Et d’ailleurs, cela ne peut plus durer, tous ces dérangements, tous ces frais occasionnés. Quand la vérité va éclater, j’imagine les réactions. Finie la petite entreprise que je voulais monter ici, dans cette pépinière, après avoir quitté le grand laboratoire pharmaceutique où j’ai travaillé pendant 20 ans. Pourtant, j’avais trouvé un filon d’avenir, un créneau scientifique porteur, même s’il faisait un peu peur : les vaccins contre certains virus bactériologiques difficilement détectables. Et c’est pour cela que, quand j’ai donné l’alerte, on m’a cru tout de suite et que se sont mises en route toutes les procédures contre les catastrophes. Ensuite, pas moyen d’arrêter la machine infernale : le cordon sanitaire, le bouclage de la zone, l’isolement intégral…et cela dure depuis 28 jours !
Et si encore ma supercherie avait servi à ma rapprocher d’Isabelle ! Depuis que je la croisais tous les matins à la pause-café je la dévorais des yeux. Elle avait un naturel, une joie de vivre qui apportait un peu de fraicheur dans cette pépinière où beaucoup ont le regard vide et préoccupé à force de côtoyer à longueur de journée les infiniment petits et les infiniment dangereux.
Au début de notre confinement j’allais la trouver souvent, voir comment elle allait et essayer de la réconforter. C’étaient des moments merveilleux où nous parlions de choses et d’autres. Elle me confiait ses soucis, ses inquiétudes et me livrait quelques informations secrètes qu’elle tenait de son mari, adjoint au maire de Labège.
Et puis, c’est devenu un peu difficile de trouver tous les jours un nouveau prétexte pour aller la voir, car elle ne faisait jamais le premier pas. Je la sentais devenir un peu méfiante et alors j’espaçais mes rencontres. Le plus souvent, elle partait avec sa collègue de labo voir un film au multiplexe. Je crois bien qu’elles les ont tous vus au moins une fois. Un jour j’ai proposé de les accompagner, mais j’ai senti que j’étais de trop. Je suis toujours de trop !
Alors il faut que cela s’arrête, que je dise que mon alerte était inventée, uniquement pour créer les conditions de rapprochement avec Isabelle. Il n’y a jamais eu de propagation de virus. Ils peuvent chercher à l’extérieur des jours et des jours tous ces scientifiques de laboratoire !
Par contre, pendant ces 28 jours je crois avoir trouvé un nouveau virus qui s’est déjà beaucoup répandu : le virus du matérialisme, celui qui amène les hommes à accepter de passer des heures dans des embouteillages pour se rendre dans des boites-bureaux (appelés parfois bureaux paysagers !) où derrière des ordinateurs ils créent des objets souvent superflus…alors que ce qui manque à la plupart des gens, c’est ce regard, cette chaleur humaine, ce contact personnel qui vaut bien nombre de plaisirs artificiels.
Texte de Corinne
Zurkain - Darkan - Zonia - Myka
Zurkain
Labège 3025, zone sud-est (l.z.s.e), l’équipe de garde vient de recevoir le quota d’eau. Moi, Zurkain, malgacho-nantais à peau noire et cheveux roux hirsutes malmène les dogues allemands surexcités en les fouettant et hurlant. Je n’ai toujours pas digéré ma mutation loin de l’océan, de ma famille et de ma communauté. Mon aspect tribal et mon armure cuir-zinc cloutée est à l’image de ma haine. Avec moi le réservoir d’eau est bien protégé et le partage aux familles s’effectue en sécurité. J’attends toujours cette livraison avec impatience car la chenille électrique qui entre dans l’enceinte de la z.s.e est conduite par Zonia, fille de Darkan, de l.z.n.o (Labège zone nord-ouest). Dès notre première entrevue, son regard froid avait percuté mon esprit. Sa détermination, son mental et son corps en combinaison de latex réveillaient des émotions uniques. Ne pouvant nous adresser librement la parole en tant qu’ennemis, nous avions entrepris une correspondance runique cachée au dos des bordereaux d’échange eau contre nourriture. J’aimerai qu’elle puisse me rejoindre.
Nos deux lieux de vie, si différents : pour eux la zone libre en l’ancien Labège, village coincé entre le mur qui encercle l’ancien Toulouse englobant l’Innopole, et le canal depuis l’explosion nucléaire qui a détruit une partie de la région. Au-delà du mur la zone est interdite car radioactive. On m’a raconté un temps où les hurlements des survivants emmurés transperçaient cette muraille de mort. C’est à cette époque que les clans se sont formés dans l’urgence de survivre. Pour éviter la contamination, ils doivent sortir masqués et en combinaison et vivent dans les maisons du village. Alors que nous vivons en zone protégée dans une immense verrière qui recrée un paradis artificiel, sur un territoire qui autrefois s’appelait Labège, Escalquens et une partie de St Orens, sous laquelle il fait toujours beau, mais nous ne pouvons jamais en sortir. Nous bénéficions de grandes étendues cultivables permettant de produire de quoi troquer légumes contre eau. Depuis que je suis arrivé, les évènements s’enchainent. On m’envoie un enfant de 8 ans, nommé Mika qui serait mon fils. Sa mère vient de mourir et je suis sa nouvelle famille. Que vais-je lui dire ? Que vais-je en faire ? On m’a attribué une cellule avec deux couchettes. Il vient de zone ouverte. Va-t-il s’habituer à notre mode de vie ? Ne rien décider, ni l’heure de la douche, ni le choix du travail, ni le temps de repos, aucun objet personnel sans autori
Alors que je viens d’actionner l’ouverture automatique de ma nouvelle cellule grâce au badge intradermique de mon bras, un message sonore retentit : « Zurkain, votre fils vient d’arriver. Il est passé en zone de décontamination et de vaccination, son code sera : MfZ2321 (Mika fils de Zurkain 23 ans et 21 âge de sa mère à son décès). Vous le trouverez à la lingerie. Bonne chance. »
- Bon, et bien j’y vais.
Darkan
Compte rendu de l’assemblée générale du 25 janv 3025
Lieu : mairie de Labège
Personnes présentes : maire, les deux adjoints, la secrétaire, les équipes d’intendance, sanitaire, de sécurité et d’éthique au complet
Ordre du jour : passage de Zonia en zone protégée soumis au vote
La secrétaire fait état des demandes de Zonia et de Zurkain de l.z.s.e.
Vote à mains levées 15 sur 16, le passage est accepté.
L’équipe d’intendance demande la parole : « le don de Zonia se monnaye nous avons établis une liste : 100 poules, 50 kg de farine, 150 litres d’huile et 15 tonneaux de lait ». L’équipe sanitaire énonce aussi leur demande soit 60 vaccins HTMC, 60 combinaisons adultes anti-radiation et pluie acide et quelques produits de soin basique. L’équipe de sécurité souhaite des ressorts pour la chenillette et des cables de fibre optique. L’équipe d’éthique réclame le 3ème enfant viable du futur couple. La secrétaire ajoute la liste des jardiniers, maçons, garagistes, de l’entretien, des musiciens, de l’école et des bureaux.
Le maire fait part de sa tristesse de ne sentir aucune compassion au départ de sa fille et de voir qu’à aucun moment l’aspect humain n’a été évoqué, et que c’est une partie de lui-même qui s’en va.
La réponse avec la liste des conditions est élaborée par la secrétaire, visée par Monsieur le Maire et doit être envoyée aujourd‘hui même par l’équipe de sécurité.
Zonia
Je suis surexcitée. Zurkain est trop bouleversant. Je suis émue qu’il m’ait demandée. Je suis bien-sûr bouleversée à l’idée de quitter mon village et mes parents, même s’ils me gonflent. Papa avec l’histoire du monde qui rétrécit d’année en année et son érudition et maman avec ses peurs et ses conseils. Je sais qu’une fois de l’autre côté je les regretterais. Au moins là-bas on ne me demandera pas de penser, d’étudier ou d’écrire et on n’ me prendra plus pour une gosse mais je serai enfin une femme. Je ne laisserai rien paraitre et je sais que c’est grotesque mais je suis assez impressionnée par sa taille, ses muscles et sa force mais en même tant c’est ce qui m’attire. Et puis, quel fun de rentrer dans ce monde pur, ultra-moderne où il fait toujours beau. Dès le premier jour j’irai sur la plage artificielle de leur palmeraie et je serai pour la première fois de ma vie sans cette satanée combinaison! J’apprendrai à nager, ça doit être génial.
Je dois aller voir mes copines pour les rassurer, je pourrai communiquer avec elles avec mon zms et je leurs raconterai tout. Plus tard, elles auront peut-être aussi la chance d’être aussi demandées et on se retrouvera.
Myka
Chère mamie,
On m’a autorisé à t’écrire cette lettre mais il a fallu que je retire quelques phrases. Je ne sais pas pourquoi. On ne me l’a pas dit. J’espère que tu vas bien. Ici, c’est très bizarre, les gens ne parlent pas beaucoup. Il n’y a pas de livres à lire. Mon père à l’air sympa et on a été étonné la première fois car il est exactement comme moi. Les cheveux, la peau et les yeux mais en plus grand bien-sûr. Le premier jour j’ai eu mal pour les vaccinations mais mon père m’a présenté des copains et on a joué avec des sabres lasers et on a grimpé sur un mur d’escalade. L’école, c’est juste 2 heures par jour et il n’y a pas d’histoire, de géo, de calcul et de dictée mais surtout de la gym, des jeux de stimulation virtuels et de l’ordi. Puis après on a été à la ferme nourrir les animaux. J’ai caressé des vaches et des lapins. Trop bien. Je ne dors pas dans un lit mais dans une couchette et je ne peux pas garder mon « pamplan » alors ça été un peu dur les nuits pour m’endormir. Mon père m’a dit qu’il ne fallait pas pleurer car ceux qui ont besoin de ce genre de choses sont à la nurserie et la plupart ont moins de 3 ans. Alors comme j’ai 8 ans ça ferait nul par rapport aux copains. Demain je dormirai tout seul car Zurkain se marie avec une fille qui va arriver de zone libre comme moi. On pourra parler, j’espère.
Je te fais de gros, gros bisous et aussi à papi et à tata Muriel, à mes cousins et dis à mes copains : « whelsh, les boss ». Ils comprendront.
Je t’aime.
Myka
Je cours du matin au soir, d’une entreprise à une autre, mais surtout je garde le contact avec le Centre Diagora où s’est mise en place l’organisation de toute cette survie. Il y a des problèmes de distribution de denrées alimentaires. Petit à petit ont été épuisés les rayons, puis les réserves des commerces, en particulier de la grande surface, en commençant par les produits périssables et maintenant les conserves. On attend surtout les rotations d’hélicoptères qui lâchent des colis par parachute toutes les heures. Mais il faut les trier, et surtout les répartir. Il y a bien des responsables par entreprise, mais les comportements humains commencent à s’envenimer. Au début, c’était plutôt vécu comme une sorte de parenthèse dans la routine des jours, certains croyaient même vivre un épisode de télé-réalité. Mais maintenant s’est installée une certaine nervosité qui tourne parfois à l’affrontement, et pas seulement verbal !
Dans les entreprises, peu arrivent à travailler puisqu’elles manquent de tout, coupées physiquement de leur approvisionnement. Seules quelques sociétés uniquement branchées sur Internet pourraient continuer leurs activités, mais les opérateurs, habituellement fascinés par leur écran sont aujourd’hui perturbés et s’y perdent dans les procédures.
Le grand multiplexe de la zone ne désemplit pas, mais malgré le grand nombre de salles, presque tout le monde a déjà vu les films au moins une fois. On nous indique que pour l’instant, les bobines de films nouveaux ne font pas partie des priorités des largages héliportés. Je vais essayer maintenant de faire une enquête plus approfondie sur le moral de ces milliers de personnes qui, même si elles peuvent encore survivre physiquement, commencent à être éprouvées par cet isolement forcé dont personne ne sait la durée.
Pierre
Comme tous les adjoints de la municipalité, nous nous réunissons tous les soirs, en comité de crise, à la mairie de Labège. Il y a des représentants de la Préfecture et d’un certain nombre de services spécialisés (Sécurité civile, Direction des affaires sanitaires…) et certainement des membres de services secrets. Chaque jour un point est fait sur deux problèmes essentiels :
- l’analyse de ce virus bactériologique dont l’alerte à la diffusion a provoqué la fermeture intégrale de la zone de l’innopole . Depuis le début un strict cordon sanitaire a été installé interdisant tout contact physique entre ceux qui se trouvaient dans la zone ce jour là et l’extérieur. Pour l’instant, les spécialistes restent bien perplexes !
- l’autre problème à régler, plus concret, mais pas toujours plus facile est d’assurer la survie matérielle de ces milliers de personnes confinées. On n’en connait d’ailleurs pas le nombre exact, car à côté des salariés des entreprises se trouvent de nombreux clients des commerces, des restaurants, du cinéma.
Comme ma femme Isabelle se trouve dans la zone isolée j’ai des nouvelles souvent plus précises que les communiqués officiels qui cherchent souvent à masquer les insuffisances de l’enquête et à atténuer les difficultés des secours. En plus, Isabelle travaille dans un petit laboratoire qui se trouve dans la pépinière Prologue Biotech, juste à côté de l’entreprise d’où est parti l’incident qui a tout déclenché. On m’a même dit que l’ingénieur responsable de cette entreprise, un certain Jacques, venait souvent voir Isabelle. Il se montrait très gentil avec elle, cherchant à soulager ses inquiétudes.
Isabelle au début a été très touchée de sa sollicitude, mais d’après ce qu’elle m’a dit ces derniers jours, elle commence à trouver Jacques un peu bizarre. Par ailleurs, elle supporte mal d’être coupée de ses attaches habituelles : ses enfants dont le moral la préoccupe, ses amis de la Chorale des 4 Vents, les habitués de la médiathèque. Elle en vient presque à regretter ces interminables embouteillages qui parfois la faisaient arriver fort tard à la maison, pourtant près du centre de Labège.
A la Mairie, on se rend compte maintenant combien cette zone économique crée il y a environ 35 ans pour favoriser le développement économique et améliorer les finances communales de ce sud-est toulousain, est une enclave un peu artificielle par rapport au village. Un certain nombre d’anciens, qui n’osent le dire trop fort tant qu’on ne sait pas comment cela va se terminer, commencent à jaser en critiquant cette folie moderniste qui a transformé ces terres agricoles tranquillement arrosées par l’Hers, en un empilement de cubes de béton et de verre séparés par des parkings surchargés la journée, déserts la nuit.
Isabelle
Même si Pierre qui, comme membre de la municipalité de Labège, me donne des nouvelles précises de notre situation et cherche à me rassurer, nous commençons ici à en avoir assez de cette attente incertaine.
Au début, ce sont surtout des gestes d’entraide qui se sont manifestés. Comme je travaille à côté du laboratoire d’où est partie la fuite de ce virus, nous avons été très entourés. Cela a un peu soudé tous les membres de la pépinière qui jusqu’alors s’ignoraient plutôt, chacun sans sa bulle technologique. En particulier, un ingénieur, Jacques est venu me voir très souvent. Je le connaissais bien un peu puisqu’il venait souvent faire la pause-café le matin dans la pièce de détente que nous avons en commun dans cette pépinière, et chaque fois il ne manquait pas de m’adresser un petit mot timide.
Depuis notre isolement on dirait qu’il veut me prendre en charge. J’en étais très flattée au début, mais maintenant je ne sais plus trop quoi penser. Il faut dire que nous sommes tous un peu dérangés dans nos habitudes et, forcément, nos comportements.
Nous avons installé des lits de survie dans les bureaux, les femmes regroupées dans une pièce à part. Nous sortons au ciné, mais je crois que j’ai vu tous les films possibles du multiplexe, et donc beaucoup de navets que je ne serai jamais allé voir en temps ordinaire. Les premiers jours, il y avait l’attraction des hélicoptères qui envoient par parachute du matériel de survie, comme pour les tremblements de terre que l’on voit à la télé quand cela se passe ailleurs : des couvertures, de l’alimentation, des produits de première nécessité. Mais maintenant, c’est devenu la routine. Le seul moment de la journée où tout semble s’arrêter, c’est lorsque le communiqué officiel, vers 18h, est diffusé. Ce qui nous intéresse surtout, ce sont les informations concernant les recherches pour combattre la nocivité de ce virus échappé du laboratoire. Pour l’instant, ils semblent en plein brouillard et Pierre, qui participe à la cellule de crise à la mairie de Labège m’indique que personne ne sait trop quand cette situation va cesser.
Mes enfants me manquent, même si tous les jours je les appelle sur Skype pour les entendre et les voir. Ils n’ont pas l’air trop inquiets, ou alors ils cachent bien leur angoisse.
Et puis parfois, la vie que nous menons me fait penser à certaines scènes de romans de science-fiction que j’ai empruntés à la médiathèque. On imagine ce qui pourrait être le décor de demain : des zones de vie spécialisées, une pour l’habitat, une pour le travail, une pour les loisirs et une pour la conservation de la nature d’avant : lacs, forêts, animaux…Cela semble pratique et rationnel, mais je crois que, si on s’en sort, je vais lutter pour préserver les équilibres d’autrefois… Texte de Christian
Le virus fait le mur... Cécile D. : ERNEST – ZOE - HB-TOMMY-813 - L’HIRONDELLE
Soirée plutôt décevante, hier, avec Adelyna, Taïma et Jaume. Pourtant j’étais en pleine forme car je venais d’apprendre ma participation au premier vol d’essai du « Limasawa » qui permettra dans quelques mois d'assurer la liaison Toulouse Jakarta en dirigeable. Je remplace au pied levé le responsable en second de la chaîne de commande, système que je connais parfaitement puisque je travaille dessus depuis un an. On m’a prévenu bien tard, le départ étant programmé pour demain, mais ce n’est pas grave, l’important c’est d’y être ! Je n’ai pas résisté au plaisir d’annoncer cet événement dès que nous nous sommes retrouvés, comme convenu, sur la terrasse du restaurant « le bougainvillier » à Labège le haut, juste avant le coucher du soleil. J’étais d’autant plus pressé de l’annoncer à Adelyna que ce vol d'essai va m'amener à Yogyakarta …là où elle est née…Je leur ai expliqué ce que j’allais faire lors de ce vol et je crois que cela les a beaucoup intéressés. Ah ! Adelyna, Adelyna, elle est belle, elle a des yeux splendides, son corps est magnifique elle est intelligente : je l’aime ! Elle est la femme de ma vie ! ALCIDE -TAÏMA - ADELYNA - JAUME