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16 décembre 2009 3 16 /12 /décembre /2009 16:38


  TEXTES DE RENAUD   :

 


Alcide

Nous vivons ensemble depuis deux ans, depuis le départ improbable de sa grand-mère Nénék, mais nous n’avons encore jamais réellement parlé de notre avenir commun. Il est maintenant grand temps de le faire ! J’avais prévu de lui dire simplement et clairement hier soir ma volonté de construire ma vie avec elle,  devant Taïma et Jaume pour y ajouter une note légèrement solennelle, mais je n’ai pas pu car je ne l’ai pas senti disponible.

J'ai découvert avec surprise qu'elle avait son regard noir des mauvais jours quand la discussion avec Jaume sur l'anniversaire des 10 ans de la désactivation du mur patinait. Pourtant quand j'ai lancé ce sujet je pensais que notre conversation allait être aussi animée que d'habitude. Et bien pas du tout. J'ai eu beau forcer ma position, dire que c'était idiot de fêter ces 10 ans de la désactivation du mur, qu'il fallait regarder devant nous, que les vagues de réfugiés climatiques étaient maintenant toutes passées, que la planète ne se réchauffait plus depuis longtemps et que le capitalisme et le frontisme étaient définitivement morts avec la mise en place de la gouvernance globale, Jaume est resté bien terne, lui si prompt à me faire la leçon comme quand nous étions ses élèves et que nous buvions ses paroles. Mais hier soir, il n'avait pas la même attitude que d'habitude. Il n'a pas repris mes arguments un par un, et, chose rare, il ne m'a pas fait sa leçon sur l'importance du mur sur notre vie de tous les jours. Leçon d’ailleurs que je n’accepte pas. Je sais qu’Adelyna ne partage pas entièrement mon point de vue mais ça, par contre, je le comprends. Elle est arrivée à Labège camp à l’âge de 7 ans, est restée derrière le mur pendant cinq ans et est venue vivre à Labège le haut avec sa grand-mère, au moment de la désactivation du mur. Ah sa grand-mère, que nous tous, nous appelions Nénék, avant qu'elle ne disparaisse mystérieusement il y a deux ans ! Quelle personnalité ! Il parait qu’elle était la figure la plus importante du camp, mais je n’en ai pas su grand chose. L’arrivée d’Adelyna et de sa grand-mère ici a surpris beaucoup de monde, car la plupart des réfugiés climatiques, une fois leur temps de transit écoulé, sont acheminés comme ils sont venus (c’est-à-dire par les liaisons souterraines) là où ils peuvent être accueillis et sans avoir jamais rencontré d’autres personnes que celles autorisées à pénétrer dans le camp. Je parle bien sûr du temps où le mur était activé.

Comme d'habitude, Taïma a réussi à détendre l’atmosphère au bon moment. En effet, Jaume répondait à peine à mes réflexions sur le mur, certes un brin provocatrices, et Adelyna se taisait. Ma sœur n'a aucun goût pour les joutes intellectuelles (contrairement à Adelyna qui y excelle)  mais il faut lui reconnaître le don de relancer une soirée mal partie. Ainsi profitant d'un silence prolongé qui s'était établi entre nous et qui pouvait devenir gênant, Taïma nous a fait observer d’un ton enjoué que la lumière du soleil couchant était d'un jaune exceptionnel et que cet éclairage donnait à l'allée des palmiers, qui longe le bas de la colline, une touche magique. Je leur ai fait remarquer que nous-mêmes, ou nos enfants, pourront voir les Pyrénées de là où nous nous tenions comme le faisaient nos anciens, une fois que le cycle de dépollution de l’atmosphère sera terminé. Taïma m’a aussitôt coupé la parole, empêchant ainsi Jaume de réagir à cette position. Taïma a ainsi placé la conversation sur la ville et son organisation, sujets qui la passionnent. Adelyna et Jaume se sont détendus quelque peu et y ont participé avec un plaisir qui m’apparaît maintenant forcé. Taïma et Adelyna ont échangé ensuite quelques souvenirs communs. Puis Jaume nous a raconté sans son entrain habituel les anecdotes du lycée, qu’on connaît par cœur. Comme Adelyna y prenait visiblement du plaisir, je suis rentré dans le jeu et j’en ai moi aussi racontées et j’ai ainsi réussi à faire rire les filles. La soirée fut donc finalement assez agréable, quoique plutôt superficielle, contrairement à d’habitude.

La fin de soirée fut très curieuse. J’avais du m’absenter quelques instants pour répondre au visiophone à une question technique venant de l’équipe de nuit et quand je suis revenu à notre table, l’ambiance avait changé de tout au tout. Chacun se taisait. Jaume et Adelyna se regardaient d’une façon que je n’ai pas aimée. Taïma regardait ailleurs.  Je n’ai pas voulu interroger Adelyna sur son attitude lointaine vis-à-vis de moi pendant toute la soirée quand nous sommes rentrés chez nous. A la réflexion cela fait peut-être même quelque mois qu’elle prend de la distance. Mais pour l’instant ne pensons pas à cela, je dois me concentrer sur ce vol d’essai. Je lui parlerai sérieusement à mon retour, dans 10 jours.

 

Taïma

Que se passe-t-il ? Par quoi, ou par qui, Adelyna et Jaume sont-ils liés ? Que partagent-ils ? Que signifie ce regard si long, si profond, si étrange qu’ils ont échangé à la fin du repas, quand Adelyna a donné une petite enveloppe à Jaume qui en réponse lui en a donné une autre ? Que signifie ce silence pesant qui a accompagné cet échange ? Pourquoi Adelyna a-t-elle attendu qu’Alcide s’absente quelques instants pour l’enclencher ? Car je suis sûre qu’elle a attendu ce moment là…Oui, pourquoi ? Ces questions m’ont empêchées de dormir cette nuit ; j’ai eu beau les poser de différentes manières, je n’arrive pas à trouver une réponse qui me satisfasse. Ce n’est pas une histoire de sexe, ni une histoire d'amour. Je sais bien qu’Adelyna et Jaume ont eu une aventure il y a deux ans, Adelyna me l'a racontée dès qu’elle s’est déroulée. Elle m’a dit et redit que c’était une aventure sans lendemain et je la crois. Il y a donc autre chose, mais quoi ?

Ah, Alcide ! Comme il est pathétique ! Mon frère ne changera jamais. Il a commencé la soirée en nous annonçant avec fierté sa participation au vol d’essai qui reliera Toulouse à Djakarta en dirigeable. Il nous a parlé en long en large et en travers de son rôle dans ce trajet qui l’amènera à Yogyakarta. Il n’a pas vu qu’Adelyna, qui était déjà arrivée à notre rendez-vous étonnamment crispée, s’est encore tendue en entendant le nom de l’endroit où elle est née. Comme d’habitude, Alcide ne s’est aperçu de rien. Il a voulu nous communiquer son enthousiasme pour son voyage intercontinental et pour son système de commande de vol en particulier, alors que l’ère de l’aéronautique, naguère toute puissante, touche à sa fin, précisa-t-il inutilement puisque tout le monde le sait, concluant abruptement son propos sur sa vision optimiste de notre avenir maintenant que la plupart des grandes difficultés de l’humanité, que nous connaissons tous, ont presque été toutes résolues ; et il a rappelé en vrac celles qui lui venaient à l’esprit :  l’assèchement définitif des énergies fossiles, la pollution atmosphérique insoutenable, le déplacement massif de population du au réchauffement climatique, la gestion des déchets (pas uniquement nucléaires) enfouis sous terre, l’inutilisation subite de l’espace due au fameux « crash domino » (du aux collisions en cascade des satellites en orbite basse qui en se heurtant les uns les autres ont généré un bouclier de débris infranchissable pour des dizaines d’année), l’impuissance politique, la dernière guerre. Tout ça, nous a-t-il dit, est maintenant derrière nous. Jaume, étonnamment, n’a pas réagi à cette vision optimiste de l’avenir portée par mon frère qu’il ne partage évidemment pas. Je ne sais pas qui a raison entre Alcide et Jaume. En fait, leurs discussions politiques ne m’intéressent pas. Je préfère me concentrer sur les personnes qui m’entourent et agir au mieux en interaction avec eux plutôt qu'en fonction de principes ou de doctrines qui ont fait tant de mal dans le passé et qu’on ne maîtrise pas dans le présent.

Je me suis mise ainsi à parler de l’urbanisme de Labège une fois que la conversation d'Alcide a tourné au monologue pathétique. Je n’ai pas voulu parler des travaux en cours qui transformeront petit à petit l'ancienne zone des réfugiés climatiques en un des plus importants points nodaux de l’Europe du Sud (point de rencontre et de distribution des personnes, des biens, des énergies et des déchets). C’est d’ailleurs de là que partira demain Alcide. J’ai donc préféré parler des dernières nouvelles concernant notre ville de Labège : d’abord l’agrandissement de ce tapis roulant des plus ingénieux, bordé de palmiers, qui nous amène au prochain point nodal, sur lequel débouchent les tapis roulants secondaires qui quadrillent presque toute la ville. Labège le bas n’est bien sûr pas quadrillé comme Labège le haut, car le centre historique (l’église, le parc, la place, les vieilles bâtisses) a été préservé lors des travaux gigantesques du siècle dernier effectués après une refonte complète de l’occupation des sols ; ces travaux ont conduit au Labège de maintenant, celui que nous connaissons, caractérisé par ses habitations élancées surmontées de leurs terrasses végétales et ses structures collectives distribuées de chaque côté de l’allée des palmiers tandis que les hibiscus et les bougainvilliers distribués dans toute la ville, encore en fleurs en ce mois novembre, apportent de chaudes couleurs et d'agréables senteurs. 

J’ai enfin réussi à détendre réellement l’atmosphère quand j’ai abordé les souvenirs qu’Adelyna et moi partageons.  Adelyna est rentré dans mon jeu sans beaucoup d’entrain, comme si elle s’y sentait obligée. J’ai passé sous silence les deux premières années qui ont suivi son arrivée à Labège où elle ne parlait pas, pour mettre en avant la connivence, tellement forte, que nous avions quand nous étions adolescentes et qui nous a amené à conduire des actions dont nous ne parlerons à personne. Jaume a mis son grain de sel et nous a raconté ses histoires de professeur les plus savoureuses qu’on aime toujours réentendre, mais, lui aussi, sans grande conviction. Alcide est rentré dans notre jeu en racontant les siennes. Adelyna s’est senti obligée de rire. J’ai fait comme elle pour que sa gêne ne se voit pas. Je pensais avoir définitivement sauvé la soirée quand Alcide s’est éloigné pour répondre à son visiophone et le visage d’Adelyna s’est figé soudainement, elle a fixé Jaume du regard longuement, très longuement, les traits de Jaume se sont brusquement tendus, Adelyna s’est penché sur le côté, a ouvert son sac, a pris une petite enveloppe, l’a donnée à Jaume, qui ne disait toujours rien, le temps parut comme suspendu, je n’étais plus là pour eux, leurs regards étaient rivés l'un sur l'autre, personne ne parlait, l’enveloppe changea de mains. Jaume la fit disparaître dans la poche intérieure de sa veste tout en continuant à regarder Adelyna, sortit une enveloppe un peu plus grande d'une autre poche, la tendit à Adelyna qui la prit. Aucun mot n'avait été échangé.

Alcide est revenu tout excité, remarquant à peine la situation. Mais que s’est-il passé réellement  entre Adelyna et Jaume ? Pourquoi Adelyna a-t-elle failli pleurer quand elle m’a serré dans ses bras en me disant au revoir d’une voix étranglée ?

 

Adelyna

Sayangku,

Quand tu liras cette lettre, à ton retour, je serai partie pour toujours. Je disparais comme a disparu Nénék la mère de ma mère, il y a deux ans. Souviens toi comme nous l'avons cherchée partout. En vain. Alcide, Alcide, mon chéri, sayangku, nous vivrons dorénavant chacun de notre côté avec la part que l'autre a mis en nous. Ne me cherche pas. Nos chemins étaient appelés à se séparer un jour ou l'autre et le moment est venu. Alcide, es-tu vraiment surpris de ce qui arrive ? Je ne le crois pas. Ne te fais pas du mal en pensant que je pars pour un autre car cela n'est pas. Nous nous retrouverons si tu fais le chemin ...

Aku cinta padamu.

Adelyna

Alcide ne lira pas cette lettre, d’ailleurs bien trop courte pour lui être donnée, car je l’aurais détruite avant de partir loin d’ici, en même temps que cet écrit, comme me l’a bien signifié Nénék : « ne laisse aucune trace derrière toi si tu acceptes ma proposition». Quel choc de revoir ma grand-mère bien aimée, moi qui la pensais morte, après sa disparition inexpliquée ! Ces retrouvailles bouleversantes ont eu lieu il y a 6 mois chez Jaume, qui m’avait invitée à passer chez lui d’une façon très étrange en me demandant de n’en rien dire à personne. J'ai une entière confiance en Jaume et j'ai donc suivi ses consignes à la lettre. L’amitié qui nous lie est plus belle que notre brève histoire d’amour, que j’ai eu raison d’arrêter rapidement car elle ne menait nulle part. Jaume a accepté ma décision avec dignité, mais je sais que cette décision l'a d'autant plus meurtri que je l'ai quitté pour m’installer avec Alcide. Ah Alcide, Alcide ! Si tu avais pu faire sauter la barrière qui est en toi, si tu avais pu canaliser cette magnifique énergie que tu abrites pour en faire œuvre de vie, si tu avais su  te mettre à l'écoute et entendre les signes que je t'ai donnés depuis que j'ai retrouvé Nénék, peut-être que je n'aurai pas pris cette décision. Tu ne sauras jamais combien ces derniers mois furent pénibles pour moi, passant d'un état à l'autre au fur et à mesure des révélations que Nénék me faisait lors de nos rencontres régulières, toujours secrètes et toujours chez Jaume qui y participait quand Nénék le décidait ; ainsi l'incompréhension et la confusion  se sont d'abord mélangées à la colère et à la tristesse, puis l'angoisse et la peur qui m'étreignirent quand Nénék me fit sa proposition il y a environ une semaine, en ayant demandé au préalable à Jaume de nous laisser seules, et me dit : « Voilà ce que nous te proposons. Et maintenant, mon baiby, c’est à toi de choisir. Je pars demain et je ne reviendrai plus jamais ici. Réfléchis à tout ce que je t’ai dit. Donne ta réponse à Jaume  avant la fin de la semaine prochaine. Tu trouveras dans l’enveloppe la biopuce à remplir. Si tu choisis de nous rejoindre, mets y les informations te concernant, donne la à Jaume et fais ce que tu as à faire en fonction de ce qu'il te remettra. Et bien sûr ne laisse aucune trace derrière toi.»

Alcide, Alcide, tu n'as rien ressenti de la véritable nature de mon malaise de ces dernières semaines. Tu as simplement vu que je n'étais pas dans mon état habituel, sans en chercher véritablement les raisons. Ton énergie, ta volonté, ta joie de vivre, ton allant qui m'avaient tant aidée, et que j'ai tant aimés, quand nous nous sommes installés ensemble m'ont parus que pour ce qu'il sont : des pans pathétiques d'un aveuglement profondément stérile. Tes paroles sur le mur me firent mal. Tu n'avais donc rien compris à ce que je t'avais, si difficilement, raconté. Je sais que tu forçais ta position, que tu cherchais une joute intellectuelle, comme cela nous est arrivé plusieurs fois et à laquelle j'y participais, toujours de  mauvaise grâce sans que tu t’en rendes compte. Le mur désactivé officiellement il y a 10 ans restera encore bien longtemps dans nos esprits comme tente de l'expliquer Jaume à qui veut bien l'entendre. Nénék m'a appris ces derniers mois que le mur n'avait été activé que les premiers mois après notre dramatique rapatriement, juste le temps qu'il tue deux ou trois enfants de mon âge, et que cela étant et se sachant, personne, d'un côté et de l'autre du mur n'ait de velléité pour s'en approcher. Nénék, elle, le savait. Elle m'a beaucoup parlé de ce temps si proche et si lointain à la fois et m'as fait comprendre pourquoi je me suis tue à mon arrivée au camp et à mon départ.

Alcide, ta fierté de participer au premier vol du « Limasawa » est légitime mais illusoire, signe du chemin qui te reste à parcourir et sur lequel je pensais jusqu'à hier soir pouvoir t'accompagner. J'ai ri de bonne grâce à tes sottises de fin de soirée, alors que je suis sûre que Taïma pensait que je me forçais ; je venais de réaliser que, seul mon départ pouvait être le choc salutaire pour te permettre de sortir de ton aveuglement. Ton chemin sera long et si tu y réussis, nous nous retrouverons. Alors l'échange des enveloppes, devenu inéluctable, se réalisa quand tu t'absentas pour répondre à ton visiophone, l'angoisse et la peur me saisissant subitement quand je vis le regard terrorisé de Jaume que je soutins malgré tout. Je sais que Taïma, qui restera ma première amie, qui m'a tellement aidée en arrivant à Labège pour sortir de mon mutisme, ne fera jamais le chemin que tu peux faire, Alcide, car son caractère ne s’y prête pas. Taïma est donc perdue pour moi. C'est pourquoi j'ai pleuré en lui disant au revoir.

Maintenant il me reste à ouvrir l'enveloppe que Jaume m'a remise et suivre les consignes qui y sont notées. Je sais que la première sera de détruire les écrits que je viens de faire.

 

Jaume

L'enveloppe que m'a remise Adelyna est là, sous mes yeux, fermée. Je tiendrai ma promesse  et ne l'ouvrirai pas. Je l'apporterai demain, à l'heure et à l'endroit convenus afin qu'elle parvienne jusqu'à Nénék. J'avais sur moi depuis une semaine une enveloppe pour Adelyna que je ne devais lui remettre que si elle-même m'en donnait une. J'attendais ce moment avec crainte car je savais, Nénék me l'avait dit, que si l'échange s'opérait, Adelyna partirait de Labège pour ne plus y revenir. J'espérais qu'il ne survint pas, mais il eut lieu hier, à l'occasion de la soirée passée avec Alcide et Taïma et ce moment fut encore plus dur que je ne l'avais redouté.

Je viens de vivre ces derniers mois comme un rêve, et la fin de notre soirée de hier comme un cauchemar. Quand je vis Nénék dans mon salon il y a six mois, assise sur mon canapé, dotée d'un sourire magnifique, rentrée chez moi à mon insu,  je faillis tomber à la renverse car, comme tout le monde ici, je la croyais morte. Quand je repris mes esprits, je fus saisi par son impassibilité et par la force rayonnante qui émanait de la grand-mère d'Adelyna, la figure emblématique du dernier camp des réfugiés, avec laquelle j'eus de nombreuses discussions quand elle vint s'installer ici, et en particulier sur le mur. La Nénék qui revenait n'était pas celle qui était partie. Cette dame de 80 ans, dans la pleine force de sa grande maturité, dégageait une autorité naturelle sur les personnes qui l'accompagnaient, étranges et discrètes, qui semblaient lui organiser des rendez-vous  comme ceux qui se passaient chez moi avec Adelyna et auxquels j'y participai quand Nénék me l'autorisait.

J'appris avec stupeur que le frontisme n'était pas mort, que ce mouvement descendant du fascisme qui avait gagné la planète après la fin de la guerre du Caucasse, qui elle-même avait succédé à la guerre du proche orient, n'avait pas été éradiqué par nos grands-parents lorsqu'ils mirent en place la gouvernance globale, comme je l'enseignai à mes élèves. Ce que je redoutai et que j'essayai de combattre à mon niveau en enseignant la vigilance et l'esprit de résistance ancré chez nos anciens à mes élèves était survenu. Je compris que Nénék connaissait parfaitement les rouages de la nébuleuse gouvernance globale, qu'elle en faisait même peut-être partie, sachant que personne ne connaît nos dirigeants globaux. J'appris que Nénék partageait mon analyse de l'importance des murs dans l'histoire des hommes, les plus néfastes n'étant pas forcément ceux que nous voyons ou avons vus. Je basculais ainsi ces derniers mois dans un état second dont je ne suis sorti que hier soir lors de notre échange d'enveloppes avec Adelyna. D'un côté je recevais certainement les caractéristiques biologiques qu'Adelyna avait enregistrés dans la biopuce qui allaient lui permettre de rentrer dans le cercle très fermé des « Combattants de l'Ombre », dont Nénék ne pouvait être qu'une dirigeante  importante, et de l'autre côté je lui remettais sa feuille de route dont la première instruction, je le savais, était de quitter Labège sans laisser de traces. Au moment où Adelyna me tendit son enveloppe, la monstruosité de cet engagement m'aveugla et une terreur horrible m'étreignit. J'eus à cet instant précis l'intuition que le combat auquel allait participer Adelyna en première ligne allait être un des plus terribles de l'Histoire. Mes intuitions concernant le véritable état de la planète dont nous avons héritée, et la présence des forces du mal au plus niveau étaient bien au-delà de ce que j'avais imaginés. Et les forces qui se mettaient en place pour tenter de sauver ce qui pouvait encore l'être avaient engagé Adelyna et me laissaient de côté, moi, l'homme qui l'aime, me laissant dans le rôle de médiateur, que Nénék m'avait dit primordial dans le combat mais qui m'interdisait de m'impliquer davantage comme je le lui demandais ardemment plusieurs fois.

Que vais-je faire, oh mon créateur ?

Eh bien, je n'en sais rien, mon pauvre Jaume. J'arrête là ton histoire. Tu m'as donné assez de fil à retordre pour cerner ton rôle et t’utiliser pour embraser la fin du récit. D'aucun jugera cette histoire un peu compliquée et la fin un tantinet ampoulé. D'autres regretteront que le Labège du futur ne soit pas assez décrit, que le mur électromagnétique qui tue des enfants (quelle aberration!) aurait pu être davantage explicité, que l'auteur aurait pu faire l'effort de donner un peu plus de chair et de panache à ses personnages, que son écriture gagnerait à être plus riche, ses descriptions plus puissantes etc .. etc ... A  tous ceux-là, je dis stop ... vous n'aviez qu'à venir à cet atelier d'écriture et on vous aurait vu à l'œuvre. Non mais.

 



  Textes de 

 

  Ernest

 

Ma petite-fille, je vais te raconter l’histoire de notre ville, que tu as toujours devinée sans en connaître vraiment les détails ; Mais aujourd’hui, puisque tu me la demandes, tu dois être assez grande pour comprendre…

Il était une fois, une petite ville que tu connais bien, Labège. Avant, Labège était dans la campagne, c’est-à-dire des arbres partout, de l’herbe, des champs, et même des animaux que tu ne vois plus aujourd’hui. Imagine toi comme c’était calme… il y avait peu d’habitants, et la grande ville était loin.

Mais la population a augmenté, beaucoup, partout sur notre planète, et ici aussi. Alors la grande ville voisine a grandi, grossi, et petit à petit s’est rapprochée de Labège. Au début, c’étaient des bureaux, cette zone qu’on nommât Innopôle.  Les gens acceptaient car cela rendait le village riche. Et l’argent dirige le monde, hélas.

Mais, petit à petit, les choses sont devenues incontrôlables… Les bureaux se sont multipliés, les routes puis autoroutes puis voies aériennes et même les galeries souterraines ont occupé tout notre espace, devant derrière dessus dessous, les gens ont commencé à travailler jour et nuit, plus rien ne s’arrêtait jamais ! C’est là que nous avons commencé à être très, très inquiets…  Quelques amis et moi n’étions pas d’accord avec le gouvernement depuis de nombreuses années, donc nous avions formé un groupe de résistance, qui a grossi, lui aussi, avec la menace extérieure.

Ta mère était alors trop jeune pour réaliser les changements de son environnement. Mais nous qui avions connu l’odeur de la verdure, le bruissement des arbres, le changement de saison visible sur les feuilles, la vue des Pyrénées pour prévoir le temps, nous qui avions connu tout cela, nous avions terriblement mal de voir notre petit espace de liberté se transformer en bloc de verre, de béton, et surtout d’âmes robotisées.

Alors, nous avons décidé d’agir. Ce fut long, compliqué, coûteux, dangereux, mais grâce aux nombreux cerveaux et relations que nous comptions dans nos rangs, nous avons pu planifier la construction de ce mur que tu connais si bien. 

La construction fut rapide. Ils n’ont même pas essayé de nous en empêcher, car nous leur avions fait croire que ça serait un cuisant échec. Mais nous avons réussi. Bien sûr, le choix n’a pas fait l’absolue unanimité, ceux qui n’étaient pas d’accord sont partis, et nous, nous avons définitivement isolé nos foyers de la Bête Infernale.

Ma petite fille, tu ne sais pas encore la chance que tu as d’échapper à la vie qu’ils ont de l’autre côté… Pourvu que ce mur nous protège le plus longtemps possible !

 

Zoé

 

Cher Journal,

 

J’espère que tu vas bien, que dans ton univers tout va très très bien.

Ce soir, Papi m’a raconté pourquoi on est enfermés dans la Bulle.

Il avait l’air tout triste, ça m’a fait bizarre, je ne l’ai pas souvent vu comme ça. En même temps, on aurait dit qu’il s’énervait tout seul.  Il m’a parlé de choses étranges, que j’aimerais bien connaître un jour ! Comme « voir les Pyrénées ». Papi m’a dit que ce sont comme des tas de pierre immenses, avec de la neige dessus. J’aimerais bien connaître la neige un jour, mais Papi dit que ça ne sera jamais là, qu’il faudrait sortir et aller très très loin. C’est bizarre tout ça.

En tout cas, on dirait qu’il a pas deviné pourquoi je lui ai posé toutes ces questions.

Je ne lui ai rien dit, bien sûr ! Sinon il se fâchera et il voudra plus que j’y retourne, je le connais.

Ca restera notre secret, d’accord ? Parce qu’à toi, je peux le dire…

Tu sais, un jour comme d’habitude j’étais allée jouer près du mur, là où personne ne me voit, et où aucun adulte ne peut venir m’embêter puisqu’ils sont trop grands ! Eh ben, figure toi que j’ai trébuché sur quelque chose, juste une pierre, une grande, mais je suis tombée, et paf ! j’ai glissé dans le fossé, encore plus loin. Et alors, tu ne devineras jamais ce que j’ai trouvé.  J’ai pu voir de l’autre côté !!! En fait il y avait un trou dans le mur… Il était cassé.  Pas un grand trou, non, mais assez grand pour que je puisse passer ma tête.

Et alors, j’ai regardé.  C’était tout noir, avec des lumières un peu étranges mais pas très fortes… Au début je ne voyais pas grand-chose, mais petit à petit mes yeux se sont habitués. Et surtout, au bout d’un moment, j’ai eu très peur, parce que quelqu’un est entré !

Bien sûr, il m’a vue, mais il n’a pas crié. Il a juste arrêté de bouger. On aurait dit qu’il avait peur de moi. Il s’appelle HB-Tommy-813, quel nom bizarre ! Il est très gentil, on a joué, parlé, et il m’a demandé de revenir.  Il n’est pas vieux et il est rigolo. Depuis j’y vais tous les jours, et je fais bien attention à ce que personne ne me voie. C’est mon nouvel ami !

 

Bonne nuit, Cher Journal, et garde bien mon secret !

 

HB-Tommy-813

 

---- Compte-Rendu 9847658876 ----

 

5h30. Lever.

5h40. Douche intégrale. Désintégration matières étrangères. Rasage. Tonsure crâne.

6h. Directives journalières du Chef Suprême.

6h30. Poste occupé. Pilules duTonus.

Journée : Rien à signaler.

23h. Visioconférence. Compte-rendu activité journalière effectuée.

01h. Numérisation de ce rapport, enregistrement dans les archives.

01h30. Repos autorisé.

« Bon Dieu », je ne sais pas ce qu’il m’arrive, je n’arrive pas à m’assoupir. Ca devrait pourtant être automatique ! Mon psychisme doit être sérieusement perturbé.  Et je sais pourquoi. Cette rencontre qui perdure avec Zoé, la petite fille Du Dedans, remet trop de choses en question. Je ne savais même pas qu’il y avait des gens à l’intérieur !! Je crois maintenant que c’est fait exprès. On nous dit que c’est une Zone Contaminée pour que nous ne posions pas de questions. Mais depuis quand vivent-ils ainsi ? Et quoi d’autre nous cache-t-on ? Zoé ne sait pas répondre à mes questions bien sûr, elle est trop jeune, pour elle ce mur semble naturel.

Je n’étais pas créé qu’il était déjà là. Alors c’est sûr qu’elle n’a pas connu non plus notre Univers. Elle paraît pourtant bien sereine. Elle m’a dit avoir un Grand-Père : mais comment est-ce possible ? Cela fait des décennies que ce qu’on appelait « famille » a été dissous. Zoé me perturbe. Nous vivons dans deux mondes totalement différents. Comme si nous étions deux extraterrestres qui parlent une langue différente en utilisant les mêmes mots !

Je ne sais pas ce qui va sortir de tout ça… Et voilà que je me mets à écrire. Quelle sensation étrange !

Heureusement, je peux en parler à L’Hirondelle (seul nom qu’elle ait accepté de me donner). Elle ne m’apporte pour l’instant pas de réponses, mais je sens qu’elle est en train de me prendre sous son aile. Elle aussi, que veut elle ? Qui est-elle ? J’espère avoir bientôt quelques réponses. Quelques indices pour supporter ce puzzle qui vient de débouler dans ma vie ! « Bon Dieu, bon dieu, bon dieu » !, cette expression que je tiens de Zoé, il faut que je fasse attention de bien la contrôler…  

 

L’Hirondelle

 « Ecrire pour se souvenir car chaque détail est crucial pour la survie.» C’est ma devise. La vérité c’est que la deuxième partie est : et tout désintégrer juste après !

En voilà deux qui se sont rencontrés et dont j’espère bien qu’il naîtra quelque relation fraternelle… Je sais qu’il est crucial que Labège reçoive de l’aide extérieure pour ne pas disparaître. Cela pourrait être LA solution. Quand Zoé est née, j’ai pressenti quelque chose de particulier. Rien d’étonnant vu la trempe de son grand père. Mais je suis soulagée de voir la tournure que prennent les évènements. Je ne serai pas éternelle, malgré tous ces moyens pour prévenir la vieillesse et repousser la mort. Ah, les prouesses technologiques ! Mais je n’aurai pas toujours cette force. Mon secret espoir est que Zoé prenne ma place… J’ai des années devant moi pour arriver à ça, cela ne fait que commencer !

Je ne pensais pas que ce rôle de « passeur » serait si pesant. Tout exige tellement d’attention, de prudence folle. Tenir un rôle si important dans chaque Monde est éreintant. Mais c’est ma raison de vivre, évidemment !

Un psy de l’ancien temps m’aurait certainement décomposé l’esprit en remords, honte, et désir de rattraper le choix de mon engeance qui a préféré partir que de s’opposer à tout ça. Qu’importe aujourd’hui ! Encore quelque chose qui a disparu, mais cette fois ci je n’y vois pas d’inconvénient.

HB-Tommy-813… Quel nom stupide… Stupide et abject monde qui tue la race humaine. Mais ce petit me donne de l’espoir, il a l’air d’arriver à s’extirper du schéma mental qu’on lui a injecté à sa conception. Cela voudrait dire que j’ai eu raison de me battre : tout n’est pas perdu.

Nos règles voudraient que j’en informe le Comité de Survie. Mais je ne le ferai pas. Ce serait vouer à l’avortement une relation qui ne vient que de s’instaurer. Je vais plutôt jouer mon rôle d’ange gardien, et veiller sur ces deux-là, protéger leurs arrières, et consolider leur rébellion naissante.

Il faut que Labège survive, l’Autre Monde ne sera pas éternel ! Et alors là, nous pourrons revivre au grand jour !


  TEXTES  DE GAËLA : MADO, PABLO, RICARDO-FILS ET CRISTOBALDO 


Mado

 

Quand j'ai décidé de mener à bien ce projet, le soleil projetait de fins rayons lumineux tels des fils de soie, la sève grossissait dans les interstices des arbres et de jeunes pousses commençaient à égayer le jardin. A présent, les arbres sont gelés, j'ai ressorti des placards manteaux et bonnets, il est avéré que nous ne finirons jamais notre maison, et je n'ai pas encore écrit une ligne de ce livre, que mon éditeur attend pour le début de l'année prochaine. Certes j'ai commencé mes recherches, mais des soucis familiaux, le délaissement de mon mari et son enfoncement dans cette sorte de torpeur mortifère m'ont tellement encombré l'esprit que j'ai fini par perdre le fil de cette histoire. J'ai réussi toutefois à fixer mon attention sur quelques faits ; un peu malencontreusement, j'ai appris que l'histoire personnelle de Luisa n'était pas exempte de toute impureté... Elle avait beau soliloquer que jamais, après la mort de son pauvre mari...mais comme toutes les veuves, elle avait été tentée, et cela faisait sourire Mado, qui n'avait jamais été dupe de l'image, la sienne et celle des autres. Son silence la minait, elle regrettait ces temps de prolixité où on devait l'arrêter d'écrire, presque de force, pour qu'elle cesse enfin de noircir toutes ces feuilles jamais lues. Elle pensa soudain : La Berge, Labège, pourquoi un tel glissement, sémantique, circonstanciel, existentiel, car le jour où le village avait changé de nom, elle avait renoncé à Cristobaldo, son amour de jeunesse (elle pensait après tout que c'était le lot de tout un chacun), évidemment un amour passionné, sans lendemain, sans autre espoir que l'horizon bouché des montagnes écrasées par le brouillard et l'infortune de ces habitants. Elle n'avait oublié aucun détail de cette journée de printemps où il lui avait fait sa déclaration en lui proposant de partager sa vie, ailleurs, aussi loin que possible de ce village maudit. Elle avait alors baissé la tête, et avait acquiescé dans un sourire lointain à cette invitation délicieuse, si bien qu'elle n'avait jamais compris pourquoi Cristobaldo avait si mystérieusement disparu, et puis elle avait été forcée d'oublier son amour, de faire comme s'il n'avait jamais existé, d'en dénier même l'existence. Elle avait aussi renoncé à son indépendance, à sa liberté, avait pris la décision de se marier avec Pablo, un des jardiniers affiliés au nouveau parti du très contestable pouvoir en place depuis l'érection de ce mur quasi infranchissable qui enfermait le village dans un linceul de végétations redécouvertes ou importées de pays tropicaux. Depuis ce jour, elle ne cessait de se demander ce qu'était le moteur de nos décisions, de nos changements. Le mur l'avait clouée sur place, Ricardo-fils, leur architecte, n'avait jamais achevé les plans de leur maison, exilé de l'autre côté, et Pablo était chargé de l'entretien du microcosme fourmillant dans les plis de ce mur, haut lieu de l'investissement écologique du nouveau parti. En remuant la poussière avec le tison de la mémoire, elle avait ouvert une sorte de boîte de Pandore, qu'il faudrait bien un jour refermer pour continuer de vivre. Car c'était cela même son fléau, son fardeau : vivre, comme si rien ne s'était passé, comme si elle n'avait jamais ressenti ce gouffre et ce tumulte des sentiments à l'égard d'un autre. Dans ce carton contenant des lettres d'amour de Ricardo-père à Luisa, une enveloppe jaunie et déconfite avait attiré son attention - elle comprenait que c'était la graphie qui avait déclenché ce travail de la mémoire ; contrairement aux autres lettres, qui, visiblement, avaient été lues et relues, pétries, senties, baisées et portées sur le coeur d'une femme amoureuse, celle-ci semblait même ne jamais avoir été lue. Elle la décacheta, et depuis ne cessait de penser à ce qu'elle avait lu.

"Ma chère Mado, mon amour,

Quand tu liras cette lettre, je serai déjà de l'autre côté du mur. Je t'aime comme jamais il ne m'a été donné d'aimer. Oui Mado, je te fais don de notre amour, et j'en emporte aussi une partie avec moi, de l'autre côté. Je ne sais ce qu'il adviendra de moi, peut-être serais-je persécuté jusqu'à la fin de mes jours, je n'en ai que faire. J'aimerais que tu me pardonnes, pour toujours. La fraternité est plus forte que tout, Mado, et la mort un bien curieux destin pour qui sait aimer. Je suis sûr que tu comprendras mon choix. C'est ce qui m'aide à partir. Je t'aime, pour toujours.

Ton cristobaldo l'exilé"

Depuis, elle ne cessait de retourner ces phrases pour en saisir le sens caché, mais le jour déclinait, et Pablo rentrerait de son travail, comme tous les jours à la même heure, vidé de sa substance, reprenant le même journal éculé, éternellement lu. Elle ne retournerait pas dans le grenier de Luisa, car elle se demandait à cet instant précis quelle était sa quête, et elle ne voulait pas sombrer, il n'en était pas encore temps.

 

 

Pablo

 

"Je ne sais pas pourquoi Mado m'accueille tous les jours avec ce même air figé, elle semble nerveuse depuis quelques jours", voici la phrase que se répétait de manière incessante Pablo, depuis qu'il avait accompagné Mado dans le grenier de sa mère pour qu'elle mène à bien ses recherches généalogiques. Ce projet l'avait tout d'abord amusé, puis intrigué, avant de l'ébranler totalement le jour où sa femme lui avait fait part de la découverte d'un étrange carton de lettres. Un sursaut d'amour propre, comme la manifestation d'un esprit tribal, l'avait fait prononcer des paroles très dures à l'encontre de sa femme : quel droit s'arrogeait-elle pour fouiller dans les décombres de son histoire familiale, une si digne et noble famille qu'aucun scandale n'avait éclaboussé du vivant de sa mère, et encore moins depuis la construction de ce mur... Et puis il s'était radouci, en pensant que la démarche de Mado était peut-être un ultime acte d'amour dans ce désert des sentiments qu'était devenue leur vie, surtout depuis l'exil d'un certain nombre de leurs connaissances. Mado, dont l'éclat se ternissait chaque jour, surtout depuis qu'il avait été nommé jardinier d'état. Il n'en demandait pas tant, une simple place de paysagiste lui aurait suffi, mais ses supérieurs avaient reconnu en lui un modèle de discrétion et de sérieux, qualités devenues précieuses en ces temps si troubles. C'était un sujet récurrent de conversation entre Mado et lui : elle parlait d'oppression, de suppression des libertés, Pablo n'y voyait que tentative pour construire une nouvelle société, et un moyen de vivre plus près de la nature, sacro-sainte nature qu'il chérissait tant. La construction de ce mur végétal avait été pour lui comme une renaissance : La Berge ressemblait maintenant à une petite venise, avec ses canaux redessinés à la manière du canal du midi, et rehaussés de minuscules rigoles, et de petits ponts qui avaient transfiguré le village pour placer le végétal, sinon au-dessus de l'humain, en tout cas bien au-dessus de ce qui faisait naguère la préoccupation majeure de ses habitants, l'échange et le mouvement. Car face au clapotement douceâtre et régulier de l'eau filtrée dans le dédale de ce que l'on appelait encore des rues, il était difficile de penser à autre chose qu'à ce mouvement si ténu, il était même devenu impossible de se penser au coeur des choses et des événements. Tout semblait si déréalisé, et c'était tellement rassurant. Pablo pensait que pour rien au monde il ne serait revenu en arrière, et le mur était la consécration de cette redéfinition de la ville comme un lieu auto-suffisant, car auto-régulateur des seules émotions, naïves, générées par lui seul.  Certes leur maison ne serait jamais terminée, en particulier un petit péristyle où Pablo avait projeté de planter iris, bleuets et tulipes, verts et blancs, les couleurs du mur qu'il affectionnait tant, mais cela ne le préoccupait plus. Comme la plupart des habitants de La Berge, il avait cessé de lire, donc de se mettre en danger, sa vie était réglée par le rythme très soutenu de son travail, et hormis la vision quotidienne de cette horreur de Palacio situé au centre du village, et à laquelle il ne pouvait pas échapper quel que soit son lieu de travail, son esprit flottait tranquille dans les méandres du mur.  Récemment, il avait découvert une nouvelle espèce de coléoptère, à l'endroit précis où des actes d'insoumission avaient eu lieu, juste avant l'achèvement de la construction de ce mur ; c'était quelques temps avant son mariage avec Mado. Il s'était alors surpris à rêver, et s'était dit qu'il s'agissait peut-être d'un signe, bon présage d'un renouveau quelconque dans sa relation avec sa femme. Il savait qu'il se renfrognait constamment, parce qu'il était néanmoins en butte à un pressentiment curieux, celui qui faisait entrer en collision sa conception figée du temps humain et la vision prochaine d'une catastrophe. De quel ordre, il n'en savait rien, et n'avait pas le loisir d'y penser, il avait à charge le polissage de l'immense pierre de mica incrustée dans ce mur végétal selon une fréquence régulière, calculée, au dire de ses collaborateurs astrophysiciens, d'après le degré de réchauffement de la planète, qui induisait d'infimes variations de l'inclinaison de la terre par rapport aux autres planètes du système solaire. Car le nouveau pouvoir avait une conception holiste de l'univers, La Berge était devenue ce tout dans lequel il était permis à chacun de trouver sa place, à condition qu'il demeure assujetti à ce petit univers circulaire, et c'était précisément ce qui plaisait à Pablo. Son malaise, qu'il mettait sur le compte de l'humeur variable de sa femme, provenait sans doute aussi d'une trouvaille qu'il avait faite récemment dans les interstices du mur ; il s'agissait d'une édition originale de l'Enfer de Dante, qu'il se souvenait avoir lu intégralement dans sa jeunesse, mais qu'il avait oublié depuis. Bien qu'il s'efforçât de chasser cette pensée de son esprit, il se demandait par quel hasard cet exemplaire s'était trouvé sur son chemin, et surtout, s'il lui était permis de l'ouvrir et de le feuilleter.

 

Ricardo-fils

 

"1OO mètres de hauteur comme les 100 chants du poème

3 sections distinctes comme les 3 livres, le Paradis, l'Enfer et le Purgatoire,

Hall d'entrée comprenant 9 voûtes comme les 9 hiérarchies infernales,

Chaque étage comprenant lui-même 11 ou 22 bureaux comme le nombre de strophes des chants,

Le tout surmonté d'un phare, comme pour dire : dormez tranquilles, nous veillons sur vous".

Il ne se passait pas un seul jour sans que Ricardo ne se remémorât ces phrases contenues dans le cahier des charges du Palacio Ricardo, ce projet architectural magistral, initié par son père et poursuivi par ses soins jusqu'à la construction du mur. Après, sa conscience semblait comme obstruée, par quelque corps étranger qui l'avait expulsé de son milieu naturel. Sa bouche s'asséchait encore, bien des années après, quand il pensait que ce palais l'avait trahi lui aussi, puisqu'il abritait les bureaux du nouveau pouvoir, alors que Ricardo-père l'avait pensé comme une bibliothèque devant recueillir des millions d'ouvrages, la plupart des éditions originales de chefs-d'oeuvre de l'humanité. Une vaste tour de Babel, dont le phare servait maintenant à épier les habitants de La Berge. "Ils l'ont bien mérité", pensait Ricardo-fils avec un peu d'aigreur. Sa seule consolation était que son défunt père avait échappé à la persécution puis à l'exil ; déjà âgé et malade, jouissant sans doute de quelque protection, il avait pu bénéficier d'une dérogation spéciale et avait fini ses jours dans sa maison, sur les hauteurs du village. Ricardo-fils n'avait pas eu cette chance, il s'était brûlé les ailes sur l'autel de la liberté, lui devenu vieux loup solitaire, mais résistant toujours et encore à sa façon. Avec son ami Cristobaldo, il avait choisi les armes de l'intelligence, et s'ingéniait maintenant à faire passer des ouvrages reconnus comme subversifs par le nouveau pouvoir à quelques récalcitrants ou curieux car toute révolte réelle avait cessé depuis l'exil définitif des opposants et la fin de la construction du mur végétal, dont le feuillage si verdoyant faisait en définitive penser à des fils barbelés. Ricardo observait ce travestissemnt tragique de l'existence d'un oeil amusé, il avait mis une croix sur La Berge, n'ayant plus aucun port d'attache de l'autre côté du mur, mais sa conscience lui ordonnait chaque jour de mener quelque action terroriste, sans doute pour tenter de vivre sans cracher sur la mémoire de ce père si admiré. Ainsi avait-il introduit dans les plaies du mur une nouvelle espèce d'insecte, inventée dans une serre par le croisement de plusieurs arthropodes et au terme de longues expériences scientifiques, qui, si les prévisions étaient bonnes, devait grignoter la flore hybride de cet environnement toxique et saccager ainsi tout l'écosystème de La Berge. La chrysalide terroriste : une trouvaille géniale de son ami Cristobaldo, adepte lui aussi de méthodes naturelles pour lutter contre l'oppression. C'était bien sûr sans compter sur la vigilance des gardiens du temple, dont Ricardo avait entendu dire qu'ils soignaient particulièrement bien le mur car il était vital pour le pouvoir. En effet, la léthargie de ses habitants était à ce prix. Ainsi s'était-il introduit subrepticement de l'autre côté pour tenter de rayer ce mica, symbole lui aussi de la violence à l'oeuvre car il permettait de refléter les faits et gestes des habitants de La Berge en continu, dans un mouvement ininterrompu qui fixait la pensée à des représentations primitives, sans lui permettre d'avancer ou d'exercer le moindre recul critique. Surpris par la brigade de surveillance, il avait été obligé de rebrousser chemin, et, dans la précipitation, avait égaré son dernier recueil de l'Enfer, qu'il lisait et relisait en continu depuis des années. Son emblème avait disparu, il lui fallait passer à autre chose maintenant, il lui fallait tuer la redondance, et, comme il s'épuisait dans ses pensées, il se remémorait cet échange entre le Grand Khan et Marco Polo, extrait d'un livre lu jadis puis oublié :

"- Le jour où je connaîtrai tous les emblèmes, demanda-t-il à Marco, saurai-je enfin posséder mon empire? Et le Vénitien :

- Sire, ne crois pas cela : ce jour-là tu seras toi-même emblème parmi les emblèmes."

Non. Il n'était pas encore temps, ce jour-là, je resterai celui que j'ai toujours été, un résistant, un exilé, un étranger dans ce monde des morts. Et puis, qu'importe! Il avait entrevu, avec la disparition de son père, la vanité de tout acte et la vacuité des choses, mais une flamme demeurait vivante, celle de l'amitié, indestructible, qui l'unissait à son frère de révolte, Cristobaldo.

 

 

Cristobaldo

 

Quand il avait refusé de revêtir la combinaison anti-contact qu'imposait le nouveau pouvoir à tous les habitants de La Berge, les ennuis avaient commencé. Quand il avait refusé de se débarrasser de tous ses livres en échange d'une prime au redressage des esprits, alors il avait commis un acte de résistance passive qui l'avait conduit tout droit au camp de rééducation de Canteloup, un quartier situé sur les hauteurs du village qui lui serait par la suite annexé par le mur. C'est là qu'il avait rencontré Ricardo et Pablo ; l'un était devenu son ami, et l'autre, en dépit d'une profonde amitié réciproque, s'était détourné de lui le jour où Cristobaldo avait reçu ordre de quitter le territoire de La Berge. Ce dernier lui avait néanmoins confié une lettre, pour une certaine Mado, que Pablo, ayant quant à lui choisi le renoncement, parviendrait à retrouver sans encombre par le signalement que son ami lui en avait fait. Il comptait beaucoup sur lui, et lui avait instinctivement fait confiance. Soumis à des violences mentales de plus en plus insoutenables, il n'avait pas cédé, ne voulant pas abdiquer ce qui lui, le faisait tenir debout. Mais il avait longuement hésité, car il savait que sa liberté avait comme prix le sacrifice  de son amour.

A présent, il s'ingéniait à inventer une lampe chauffante à propulsion d'air intégrée, qui devait lui permettre de réchauffer artificiellement des organismes vivants microstructurels pour créer de nouvelles espèces vivantes capables de lutter contre les espèces déjà existantes. "Pauvres bestioles, pardonnez-moi, je ne suis qu'un savant de fortune, je veux juste montrer que le vivant çà s'apprivoise, que les bestioles, çà se trafique, mais pas les hommes, oh non, pas les hommes, ils sont comme roc..., et puis docteur Jekyll et mister hyde a plus d'un tour dans son sac", marmonnait-il en caressant son chat. Cristobaldo était doté d'une énergie farouche, il n'avait pas besoin de repos, il était perpétuellement en quête de nouvelles inventions. Avant l'exil, son esprit bouillonnait certes, mais il devait à la solitude et à l'isolement d'avoir rendu possible la maturation de certains de ses projets. Il communiquait à Ricardo la moindre étincelle, la plus infime fulgurance, la moindre germination de son esprit en ébullition, ce qui faisait sourire son ami, qui n'était pas dupe. Cristobaldo traversait aussi des périodes de vide intérieur, il s'en remettait alors à la technique de l'auto-massage, destinée selon lui à retrouver, par le souvenir, les contours de son enveloppe corporelle, que les séances de torture mentale avaient fortement abîmée. Cristobaldo pouvait mettre un nom sur sa souffrance, et son ami le savait bien pour avoir reçu ses confidences pendant tout le temps de l'incarcération. Un sourire lui soufflait à l'oreille de tenter d'oublier, et alors il reprenait ses activités favorites : lire et boire de bons vins clandestins, écrire même, coucher sur papier quelque projet fantasque, se promener nu dans son jardin embaumant la lavande et sentir le souffle ténu du vent caresser sa peau, se souvenir de la chaleur du bras maternel, se souvenir de confessions douloureuses, se souvenir de tout ce temps qui passe, et se contenter d'exister. Sa dernière invention le remplissait d'une joie enfantine : à l'efficacité du procédé de réchauffement, il avait adjoint un plaisir visuel incessant, car au fur et à mesure que la résistance chauffait, des formes aléatoires étaient comme propulsées dans l'espace de la lampe, qui semblaient occuper tout le champ de vision du manipulateur et envahir son imagination d'images rassurantes et heureuses. Selon le principe d'entropie, de nouvelles formes de vie apparaîtraient encore, jusqu'à ce qu'une main invisible décide  d'abaisser la température de la lampe. L'arbre de vie qu'il admirait dans son jardin était décoré, tel un sapin de noël, de pages manuscrites tirées du roman de sa vie car il avait toujours pensé que son existence s'était figée le jour où une femme était demeurée muette quand il lui avait proposé de s'enfuir avec lui, loin de ce monde grouillant d'absurdités et d'idiotie. Ces livres qu'on avait détruits de l'autre côté du mur, au prétexte de cesser de dévaster les forêts environnantes, ces livres de chevet, de souffrance et d'ennui parfois, ces livres étaient pour Cristobaldo les frères des arbres, avant d'être ceux des hommes. Ils donnaient à voir, à penser, et faisaient grandir qui osait s'en approcher. A celui qui pénétrait dans son humble demeure tard dans la nuit,  il était donné d'entendre une triste complainte murmurée dans un demi-sommeil, celle-là même que Ricardo tentait chaque matin d'oublier : "Mado, Mado, pourquoi m'as-tu abandonné? Je ne m'en souviens pas. J'ai tout oublié, j'ai tout oublié."

 

  à suivre...

 


 



Virginie

 « Blocus + 28 ». C’est le titre de l’article que j’envoie aujourd’hui par mail au siège du journal. C’est pour moi une occasion inespérée de célébrité que d’être devenue par hasard le seul journaliste professionnel dans cette situation d’isolement prolongé. Le rédacteur en chef m’a dit hier au téléphone que tous mes articles et infos ont entrainé une augmentation très importante du tirage du quotidien sur toute la région. Tout le monde veut savoir ce qui se passe dans notre zone complètement bouclée. Et cela fait maintenant 28 jours.

Jacques

Je n’en peux plus ! Je sais que bientôt tout va être découvert. Et d’ailleurs, cela ne peut plus durer, tous ces dérangements, tous ces frais occasionnés. Quand la vérité va éclater, j’imagine les réactions. Finie la petite entreprise que je voulais monter ici, dans cette pépinière, après avoir quitté le grand laboratoire pharmaceutique où j’ai travaillé pendant 20 ans. Pourtant, j’avais trouvé un filon d’avenir, un créneau scientifique porteur, même s’il faisait un peu peur : les vaccins contre certains virus bactériologiques difficilement détectables. Et c’est pour cela que, quand j’ai donné l’alerte, on m’a cru tout de suite et que se sont mises en route toutes les procédures contre les catastrophes. Ensuite, pas moyen d’arrêter la machine infernale : le cordon sanitaire, le bouclage de la zone, l’isolement intégral…et cela dure depuis 28 jours !
Et si encore ma supercherie avait servi à ma rapprocher d’Isabelle ! Depuis que je la croisais tous les matins à la pause-café je la dévorais des yeux. Elle avait un naturel, une joie de vivre qui apportait un peu de fraicheur dans cette pépinière où beaucoup ont le regard vide et préoccupé à force de côtoyer à longueur de journée les infiniment petits et les infiniment dangereux.
Au début de notre confinement j’allais la trouver souvent, voir comment elle allait et essayer de la réconforter. C’étaient des moments merveilleux où nous parlions de choses et d’autres. Elle me confiait ses soucis, ses inquiétudes et me livrait quelques informations secrètes qu’elle tenait de son mari, adjoint au maire de Labège.
Et puis, c’est devenu un peu difficile de trouver tous les jours un nouveau prétexte pour aller la voir, car elle ne faisait jamais le premier pas. Je la sentais devenir un peu méfiante et alors j’espaçais mes rencontres. Le plus souvent, elle partait avec sa collègue de labo voir un film au multiplexe. Je crois bien qu’elles les ont tous vus au moins une fois. Un jour j’ai proposé de les accompagner, mais j’ai senti que j’étais de trop. Je suis toujours de trop !
Alors il faut que cela s’arrête, que je dise que mon alerte était inventée, uniquement pour créer les conditions de rapprochement avec Isabelle. Il n’y a jamais eu de propagation de virus. Ils peuvent chercher à l’extérieur des jours et des jours tous ces scientifiques de laboratoire !
Par contre, pendant ces 28 jours je crois avoir trouvé un nouveau virus qui s’est déjà beaucoup répandu : le virus du matérialisme, celui qui amène les hommes à accepter de passer des heures dans des embouteillages pour se rendre dans des boites-bureaux  (appelés parfois bureaux paysagers !) où derrière des ordinateurs ils créent des objets souvent superflus…alors que ce qui manque à la plupart des gens, c’est ce regard, cette chaleur humaine, ce contact personnel qui vaut bien nombre de plaisirs artificiels.


Texte de Corinne

Zurkain - Darkan - Zonia - Myka

 
Zurkain

 

 

Labège 3025, zone sud-est (l.z.s.e), l’équipe de garde vient de recevoir le quota d’eau. Moi, Zurkain, malgacho-nantais à peau noire et cheveux roux hirsutes malmène les dogues allemands surexcités en les fouettant et hurlant. Je n’ai toujours pas digéré ma mutation loin de l’océan, de ma famille et de ma communauté. Mon aspect tribal et mon armure cuir-zinc cloutée est à l’image de ma haine. Avec moi le réservoir d’eau est bien protégé et le partage aux familles s’effectue en sécurité. J’attends toujours cette livraison avec impatience car la chenille électrique qui entre dans l’enceinte de la z.s.e est conduite par Zonia, fille de Darkan, de l.z.n.o (Labège zone nord-ouest). Dès notre première entrevue, son regard froid avait percuté mon esprit. Sa détermination, son mental et son corps en combinaison de latex réveillaient des émotions uniques. Ne pouvant nous adresser librement la parole en tant qu’ennemis, nous avions entrepris une correspondance runique cachée au dos des bordereaux d’échange eau contre nourriture. J’aimerai qu’elle puisse me rejoindre.

Nos deux lieux de vie, si différents : pour eux la zone libre en  l’ancien Labège, village coincé entre le mur qui encercle l’ancien Toulouse englobant l’Innopole, et le canal depuis l’explosion nucléaire qui a détruit une partie de la région. Au-delà du mur la zone est interdite car radioactive. On m’a raconté un temps où les hurlements des survivants emmurés transperçaient cette muraille de mort. C’est à cette époque que les clans se sont formés dans l’urgence de survivre. Pour éviter la contamination, ils doivent sortir masqués et en combinaison et vivent dans les maisons du village. Alors que nous vivons en zone protégée dans une immense verrière qui recrée un paradis artificiel, sur un territoire qui autrefois s’appelait Labège, Escalquens et une partie de St Orens, sous laquelle il fait toujours beau, mais nous ne pouvons jamais en sortir. Nous bénéficions de grandes étendues cultivables permettant de produire de quoi troquer légumes contre eau. Depuis que je suis arrivé, les évènements s’enchainent. On m’envoie un enfant de 8 ans, nommé Mika qui serait mon fils. Sa mère vient de mourir et je suis sa nouvelle famille. Que vais-je lui dire ? Que vais-je en faire ? On m’a attribué une cellule avec deux couchettes. Il vient de zone ouverte. Va-t-il s’habituer à notre mode de vie ? Ne rien décider, ni l’heure de la douche, ni le choix du travail, ni le temps de repos, aucun objet personnel sans autori

sation… Un enfant c’est source de problèmes, mais je n’ai pas le choix, la génétique a parlée. Et puis je viens de faire ma demande de rapprochement afin de me lier à Zonia. Je pense qu’elle sera acceptée car il y a un réel besoin de procréation avec des personnes extérieures. Si Zonia venait, ma colère s’apaiserait.

Alors que je viens d’actionner l’ouverture automatique de ma nouvelle cellule grâce au badge intradermique de mon bras, un message sonore retentit : « Zurkain, votre fils vient d’arriver. Il est passé en zone de décontamination et de vaccination, son code sera : MfZ2321 (Mika fils de Zurkain 23 ans et 21 âge de sa mère à son décès). Vous le trouverez à la lingerie. Bonne chance. » 

- Bon, et bien j’y vais.

 

Darkan

 

Compte rendu de l’assemblée générale du 25 janv 3025

Lieu : mairie de Labège

Personnes présentes : maire, les deux adjoints, la secrétaire, les équipes d’intendance, sanitaire, de sécurité et d’éthique au complet

Ordre du jour : passage de Zonia en zone protégée soumis au vote 

 

La secrétaire fait état des demandes de Zonia et de Zurkain de l.z.s.e.

Vote à mains levées 15 sur 16, le passage est accepté.

L’équipe d’intendance demande la parole : «  le don de Zonia se monnaye nous avons établis une liste : 100 poules, 50 kg de farine, 150 litres d’huile et 15 tonneaux de lait ». L’équipe sanitaire énonce aussi leur demande soit 60 vaccins HTMC, 60 combinaisons adultes anti-radiation et pluie acide et quelques produits de soin basique. L’équipe de sécurité souhaite des ressorts pour la chenillette et des cables de fibre optique. L’équipe d’éthique réclame  le 3ème enfant viable du futur couple. La secrétaire ajoute la liste des jardiniers, maçons, garagistes, de l’entretien, des musiciens, de l’école et des bureaux.

Le maire fait part de sa tristesse de ne sentir aucune compassion au départ de sa fille et de voir qu’à aucun moment l’aspect humain n’a été évoqué, et que c’est une partie de lui-même qui s’en va.

La réponse avec la liste des conditions est élaborée par la secrétaire, visée par Monsieur le Maire et doit être envoyée aujourd‘hui même par l’équipe de sécurité.

 

 

Zonia

 

Je suis surexcitée. Zurkain est trop bouleversant. Je suis émue qu’il m’ait demandée. Je suis bien-sûr bouleversée à l’idée de quitter mon village et mes parents, même s’ils me gonflent. Papa avec l’histoire du monde qui rétrécit d’année en année et son érudition et maman avec ses peurs et ses conseils. Je sais qu’une fois de l’autre côté je les regretterais. Au moins là-bas on ne me demandera pas de penser, d’étudier ou d’écrire et on n’ me prendra plus pour une gosse mais je serai enfin une femme. Je ne laisserai rien paraitre et je sais que c’est grotesque mais je suis assez impressionnée par sa taille, ses muscles et sa force mais en même tant c’est ce qui m’attire. Et puis, quel fun de rentrer dans ce monde pur, ultra-moderne où il fait toujours beau. Dès le premier jour j’irai sur la plage artificielle de leur palmeraie et je serai pour la première fois de ma vie sans cette satanée combinaison! J’apprendrai à nager, ça doit être génial.

Je dois aller voir mes copines pour les rassurer, je pourrai communiquer avec elles avec mon zms et je leurs raconterai tout. Plus tard, elles auront peut-être aussi la chance d’être aussi demandées et on se retrouvera.

 

Myka

 

Chère mamie,

On m’a autorisé à t’écrire cette lettre mais il a fallu que je retire quelques phrases. Je ne sais pas pourquoi. On ne me l’a pas dit. J’espère que tu vas bien. Ici, c’est très bizarre, les gens ne parlent pas beaucoup. Il n’y a pas de livres à lire. Mon père à l’air sympa et on a été étonné la première fois car il est exactement comme moi. Les cheveux, la peau et les yeux mais en plus grand bien-sûr. Le premier jour j’ai eu mal pour les vaccinations mais mon père m’a présenté des copains et on a joué  avec des sabres lasers et on a grimpé sur un mur d’escalade. L’école, c’est juste 2 heures par jour et il n’y a pas d’histoire, de géo, de calcul et de dictée mais surtout de la gym, des jeux de stimulation virtuels et de l’ordi. Puis après on a été à la ferme nourrir les animaux. J’ai caressé des vaches et des lapins. Trop bien. Je ne dors pas dans un lit mais dans une couchette et je ne peux pas garder mon « pamplan » alors ça été un peu dur les nuits pour m’endormir. Mon père m’a dit qu’il ne fallait pas pleurer car ceux qui ont besoin de ce genre  de choses sont à la nurserie et la plupart ont moins de 3 ans. Alors comme j’ai 8 ans ça ferait nul par rapport aux copains. Demain je dormirai tout seul car Zurkain se marie avec une fille qui va arriver de zone libre comme moi. On pourra parler, j’espère.

Je te fais de gros, gros bisous et aussi à papi et à tata Muriel, à mes cousins et dis à mes copains : « whelsh, les boss ». Ils comprendront.

 

Je t’aime.    

Myka


Je cours du matin au soir, d’une entreprise à une autre, mais surtout je garde le contact avec le Centre Diagora où s’est mise en place l’organisation de toute cette survie. Il y a des problèmes de distribution de denrées alimentaires. Petit à petit ont été épuisés les rayons, puis les réserves des commerces, en particulier de la grande surface, en commençant par les produits périssables et maintenant les conserves. On attend surtout les rotations d’hélicoptères qui lâchent des colis par parachute toutes les heures. Mais il faut les trier, et surtout les répartir. Il y a bien des responsables par entreprise, mais les comportements humains commencent à s’envenimer. Au début, c’était plutôt vécu comme une sorte de parenthèse dans la routine des jours, certains croyaient même vivre un épisode de télé-réalité. Mais maintenant s’est installée une certaine nervosité qui tourne parfois à l’affrontement, et pas seulement verbal !   
Dans les entreprises, peu arrivent à travailler puisqu’elles manquent de tout, coupées physiquement de leur approvisionnement. Seules quelques sociétés uniquement branchées sur Internet pourraient continuer leurs activités, mais les opérateurs, habituellement fascinés par leur écran sont aujourd’hui perturbés et s’y perdent dans les procédures.

Le grand multiplexe de la zone ne désemplit pas, mais malgré le grand nombre de salles, presque tout le monde a déjà vu les films au moins une fois. On nous indique que pour l’instant, les bobines de films nouveaux ne font pas partie des priorités des largages héliportés. Je vais essayer maintenant de faire une enquête plus approfondie sur le moral de ces milliers de personnes qui, même si elles peuvent encore survivre physiquement, commencent à être éprouvées par cet isolement forcé dont personne ne sait la durée.

Pierre

Comme tous les adjoints de la municipalité, nous nous réunissons tous les soirs, en comité de crise, à la mairie de Labège. Il y a des représentants de la Préfecture et d’un certain nombre de services spécialisés (Sécurité civile, Direction des affaires sanitaires…) et certainement des membres de services secrets. Chaque jour un point est fait sur deux problèmes essentiels :

- l’analyse de ce virus bactériologique dont l’alerte à la diffusion a provoqué la fermeture intégrale de la zone de l’innopole . Depuis le début un strict cordon sanitaire a été installé interdisant tout contact physique entre ceux qui se trouvaient dans la zone ce jour là et l’extérieur. Pour l’instant, les spécialistes restent bien perplexes !
- l’autre problème à régler, plus concret, mais pas toujours plus facile est d’assurer la survie matérielle de ces milliers de personnes confinées. On n’en connait d’ailleurs pas le nombre exact, car à côté des salariés des entreprises se trouvent de nombreux clients des commerces, des restaurants, du cinéma.
Comme ma femme Isabelle se trouve dans la zone isolée j’ai des nouvelles souvent plus précises que les communiqués officiels qui cherchent souvent à masquer les insuffisances de l’enquête et à atténuer les difficultés des secours. En plus, Isabelle travaille dans un petit laboratoire qui se trouve dans la pépinière Prologue Biotech, juste à côté de l’entreprise d’où est parti l’incident qui a tout déclenché. On m’a même dit que l’ingénieur responsable de cette entreprise, un certain Jacques, venait souvent voir Isabelle. Il se montrait très gentil avec elle, cherchant à soulager ses inquiétudes.                                   
Isabelle au début a été très touchée de sa sollicitude, mais d’après ce qu’elle m’a dit ces derniers jours, elle commence à trouver Jacques un peu bizarre. Par ailleurs, elle supporte mal   d’être coupée de ses attaches habituelles : ses enfants dont le moral la préoccupe, ses amis de la Chorale des 4 Vents, les habitués de la médiathèque. Elle en vient presque à regretter ces interminables embouteillages qui parfois la faisaient arriver fort tard à la maison,  pourtant près du centre de  Labège.                                                                                                
A la Mairie, on se rend compte maintenant combien cette zone économique crée il y a environ 35 ans pour favoriser le développement économique et améliorer les finances communales de ce sud-est toulousain, est une enclave un peu artificielle par rapport au village. Un certain nombre d’anciens, qui n’osent le dire trop fort tant qu’on ne sait pas comment cela va se terminer, commencent à jaser en critiquant cette folie moderniste qui a transformé ces terres agricoles tranquillement arrosées par l’Hers, en un empilement de cubes de béton et de verre séparés par des parkings surchargés la journée, déserts la nuit.

Isabelle

Même si Pierre qui, comme membre de la municipalité de Labège, me donne des nouvelles précises de notre situation et cherche à me rassurer, nous commençons ici à en avoir assez de cette attente incertaine.
Au début, ce sont surtout des gestes d’entraide qui se sont manifestés. Comme je travaille à côté du laboratoire d’où est partie la fuite de ce virus, nous avons été très entourés. Cela a un peu soudé tous les membres de la pépinière qui jusqu’alors s’ignoraient plutôt, chacun sans sa bulle technologique. En particulier, un ingénieur, Jacques est venu me  voir très souvent. Je le connaissais bien un peu puisqu’il venait souvent faire la pause-café le matin dans la pièce de détente que nous avons en commun dans cette pépinière, et chaque fois il ne manquait pas de m’adresser un petit mot timide.
Depuis notre isolement on dirait qu’il veut me prendre en charge. J’en étais très flattée au début, mais maintenant je ne sais plus trop quoi penser. Il faut dire que nous sommes tous un peu dérangés dans nos habitudes et, forcément, nos comportements.
Nous avons installé des lits de survie dans les bureaux, les femmes regroupées dans une pièce à part. Nous sortons au ciné, mais je crois que j’ai vu tous les films possibles du multiplexe, et donc beaucoup de navets que je ne serai jamais allé voir en temps ordinaire.          Les premiers jours, il y avait l’attraction des hélicoptères qui envoient par parachute du matériel de survie, comme pour les tremblements de terre que l’on voit à la télé quand cela se passe ailleurs : des couvertures, de l’alimentation, des produits de première nécessité. Mais maintenant, c’est devenu la routine. Le seul moment de la journée où tout semble s’arrêter, c’est lorsque le communiqué officiel, vers 18h, est diffusé. Ce qui nous intéresse surtout, ce sont les informations concernant les recherches pour combattre la nocivité de ce virus échappé du laboratoire. Pour l’instant, ils semblent en plein brouillard et Pierre, qui participe à la cellule de crise à la mairie de Labège m’indique que personne ne sait trop quand cette situation va cesser. 
Mes enfants me manquent, même si tous les jours je les appelle sur Skype pour les entendre et les voir. Ils n’ont pas l’air trop inquiets, ou alors ils cachent bien leur angoisse. 
Et puis parfois, la vie que nous menons me fait penser à certaines scènes de romans de science-fiction que j’ai empruntés à la médiathèque. On imagine ce qui pourrait être le décor de demain : des zones de vie spécialisées,  une pour l’habitat, une pour le travail, une pour les loisirs et une pour la conservation de la nature d’avant : lacs, forêts, animaux…Cela semble pratique et rationnel, mais je crois que, si on s’en sort, je vais lutter pour préserver les équilibres d’autrefois… Texte de Christian

  Le virus fait le mur...  Cécile D.   :  ERNEST – ZOE -  HB-TOMMY-813 - L’HIRONDELLE  
Soirée plutôt décevante, hier, avec Adelyna, Taïma et Jaume. Pourtant j’étais en pleine forme car je venais d’apprendre ma participation au premier vol d’essai du « Limasawa » qui permettra dans quelques mois d'assurer la liaison Toulouse Jakarta en dirigeable. Je remplace au pied levé le responsable en second de la chaîne de commande, système que je connais parfaitement puisque je travaille dessus depuis un an. On m’a prévenu bien tard, le départ étant programmé pour demain, mais ce n’est pas grave, l’important c’est d’y être ! Je n’ai pas résisté au plaisir d’annoncer cet événement dès que nous nous sommes retrouvés, comme convenu, sur la terrasse du restaurant « le bougainvillier » à Labège le haut, juste avant le coucher du soleil. J’étais d’autant plus pressé de l’annoncer à Adelyna que ce vol d'essai va m'amener à Yogyakarta …là où elle est née…Je leur ai expliqué ce que j’allais faire lors de ce vol et je crois que cela les a beaucoup intéressés. Ah ! Adelyna, Adelyna, elle est belle, elle a des yeux splendides, son corps est magnifique elle est intelligente : je l’aime ! Elle est la femme de ma vie ! ALCIDE -TAÏMA - ADELYNA - JAUME  
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29 octobre 2009 4 29 /10 /octobre /2009 14:55

  Texte de Cécile D 
 

Dix minutes d’avance, Attente.

Lumières sur la ménagerie, poneys,

Exotiques lamas, zébus, ne mouftent

Quand passent les voitures, accélérant,

Camion jaune, Camion bleu, Chapiteau,

Ces détails comblent les minutes précédant

Le voyage, et le train, passe.

Montons. Ensemble. Une passagère « étrangère »

Le bus m’est une navette spatiale, bulle de

Lumière et de vibrations

Hermétisme au dehors, les reflets sont nos murs

J’aperçois défiler les lauriers, reconnais

L’arrêt Occitanie, mais nous arrêtons-nous ? Non.

Désertitude des rues du village, obscurité,

Tout semble endormi

Ilot de soleil, la place sous les néons

Nous invite au restaurant. Qu’on dirait fermé.

Soubresauts inattendus, file le voyage

Vitesse de l’engin dans la nuit

Serait-il allé si vite le jour ? 

A gauche, à droite, fin du village,

Pas un mouvement dans notre espace,

Chacun observe, note, conduit

Un pré, un champ, rafraîchissent l’esprit,

Mais les hauts réverbères

Plantés comme des palmiers en bord de mer

Nous imposent retour à la civilisation

A nouveau un excès de motorisation

C’est le Rond-Point Périgord,

Et oust, dehors.

Voyage fugace, temps accéléré, puis dilaté,

Drôle d’impression qui nous est  imprégnée.

Refaire le même chemin, comme à  reculons,

Retrouver le rythme naturel, la vision

Des fossés fuyants, des flaques d’eau parsemées,

Des allées et venues fantastiques

Le calme du village comparé à  la sourde musique

Du bus

Odeurs différentes, fumées, boisées

Et la saveur du retour dans la chaleur

Voilà le voyage éphémère

D’une fine équipe littéraire

En quête

De lettres.

 


  Texte de Renaud 

Autour du chapiteau broutent

poneys, zébus et quelques autres animaux étranges pour Labège,

alors que plus loin,

dans la nuit presque noire,

derrière la RD16 passagère,

un tracteur éclaire son labour.

Quelques voitures passent, sporadiquement, devant l’arrêt du bus où nous nous tenons.

Le bruit d’un train remplit soudainement l’espace.

Le froid n’a pas le temps de gagner mes pieds,

le bus 79 arrive,

vide.

Regarder, écouter, sentir et imaginer,

prendre son crayon et noter à la volée observations et impressions,

pour en faire, juste après le trajet, un écrit, en trois parties, se rapprochant d'un poème,

telles sont les consignes à appliquer, ce soir, pour ce nouvel atelier d’écriture.

Notre groupe monte dans le bus.

Ainsi qu’une jeune femme,

amusée.

Le bus démarre en trombe.

Espace vide dedans, espace noir dehors, mon reflet dans la vitre me renvoie ma perplexité.

Passage du bus sous le pont de la voie ferrée, là où le train fila à toute allure il y a peu,

accélération vers le rond-point Occitanie.

Stupeur et consternation,

pas d’arrêt à cette station, si rapidement atteinte,

je n’ai pas eu le temps de noter quoique ce soit.

II

Un moment d’inattention,

et voici le bus qui débouche sur la place Saint Barthélémy.

Des boules phosphorescentes sont posées sur des poteaux effilés :

ce sont les lampadaires qui éclairent les tables et les chaises

de la terrasse dépeuplée, normal à  cette saison, du restaurant « ô paisible ».

Les affiches du cirque offrent un nom que je n'arrive pas à saisir.

Elles sont espacées régulièrement sur le bord de la route,

et scandent ainsi l’allure du bus qui fonce, déjà, dans la rue Baratou.

Je griffonne hâtivement quelques mots sur mon carnet,

je lève la tête,

tiens, le garage au losange est ouvert.

Vite : voici le moment de noter une réflexion bien sentie sur les travailleurs du soir,

pendant d’aucuns s’amusent comme ils le peuvent,

trop tard, le bus est déjà presque à la hauteur de l’arrêt Riquet,

la lumière d’une habitation sort d’une fenêtre en demi-lune,

voilà l’occasion de lancer mon imaginaire,

d'inventer une tranche de vie derrière cette illumination,

trop tard, l’arrêt Riquet est derrière nous.

III

Le bus se lance vers notre terminus,

il fonce encore et toujours.

La main

se met en suspension,

au dessus de la feuille,

la fin du trajet approche, le rond-point Périgord est en ligne de mire.

Le bus accélère, je regarde attentivement devant nous :

aucune voiture,

je me retourne :

aucune voiture, non plus.

Mon reflet dans la vitre me renvoie, maintenant, du désarroi.

Je griffonne hâtivement quelques mots tels que vitesse, temps qui passe, lumière, noir, vide, …

puis ..stop .. le bus s’arrête …je sors hâtivement, comme les autres membres du groupe, à cette station

Périgord …que faire de ces griffonnages … aucune idée …advienne que pourra !


  Texte de Marie-Claude  

Prose itinérante

Gare du bout du monde : dans la froidure, le transsibérien siffle...

Les silhouettes animales indiquent la ville noctambule...

Attendre un hypothétique et bon homme,

Encore et toujours : tanpis...

Ici, les cathares voudraient lutter dans une ultime conviction occitane.

Là, les maisons défilent impuissantes vers cette lumière mécanique.

Enfin, une note de jazz indique l'arrivée d'un trajet inutile et vain, dans l'ombre et la lumière, entre ville bruyante et ténèbres rurales, où l'on croit ne plus rien voir ni espérer.

Oui, nous gagnerons et nous dirons haut et fort notre croisade pour le métro, plutôt que cette longue marche où le verbe résiste autant que le chinois.

Pendant que l'occupant somnole déjà, incrédule ou inquiet de notre futile passage; quand d'autres se cachent derrière ces frondaisons automnales, plutôt que de plier sous le joug féodal des seigneurs de ces lieux, tout en livrant leurs enfants aux pâtures et aux jeux, alors que le vrai danger viendra sûrement du ciel, avec ces avions intempestifs et aveugles...

Quel cirque quand même !

 

               Labège en vers et en revers

Livrée aux vents de l'autan lauragais,

Autant qu'aux effluves nauséabondes de l'effervescence alentour.

Bercée du doux chant de ses bois et de ses enfants gais,

Emerveillés portant par ce tintamarre incessant et sourd.

Gagnée peu à peu par l'ambition métropolitaine de son âge,

Et, toujours, fidèle à son unique clocher digne et sage.


 
Texte de Gaëla  

I  L'attente

 

Devant l'arrêt "Gare" égarée et surprise par la bagarre

Feinte ou imaginée d'un homme au milieu d'un champ

Illuminé par le feu d'un tracteur aux aguets aux abois

Avec son ombre - sans celle du flic de bois.

Il foule la même herbe que ces bêtes abêties

Et toute la ménagerie du cirque Caprani, "el circo bellisario" en lettres de feu.

L'obscurité est un clair-obscur, tant les néons et les lampadaires et les reverbères et les phares des voitures

Blessent la nuit de leur cruel assaut,

Mais je perçois encore, à cette heure du jour, les couleurs

criardes des camions venus là sur le terrain vague

Par hasard on dirait échouée là leur camelote

Et la vue de ce cirque qui m'arrache au silence à l'enfance

 

II  Voyage

 

La vitesse du bus (décuplée eu égard au temps passé debout à attendre d'être happée) me met sens dessus dessous ; les sièges d'un bleu geignard parviennent à peine à déjouer la pesanteur.

Secouée par le dos d'âne dans des rues désertes,

Je vois : un chat qui passe, une femme entre deux âges qui promène son chien, une mobylette qui pétarade, des panneaux lumineux parfois clignotant qui blanchissent la nuit, un interphone bleuté quasi-fantastique

Je note : "que de haies bien taillées!" - des jardins à la française - les persiennes et volets clos des fenêtres, l'enseigne du garage Renault inscrite en lettres majuscules et métalliques, le retaurant de la place ouvert et désert : ses chaises dehors comme des souvenirs des soirs d'été, une fontaine sans eau qui coule, la hauteur du pont sous la voie ferrée limitée à trois mètres cinquante

 

III  Descente dans le monde

 

Quand je m'extirpe de la vitesse, projetée sur le

Macadam pas encore décati car les plates-bandes

Sont là pour le sertir,

Je perçois des bris de voix dans le lointain,

Et cette agitation sonore me ramène au monde

- ainsi se brise par à-coups le cercle évanescent de notre vacuité sonore -

L'effraction, le coup d'oeil indiscret par-delà la fenêtre

Et le clapotement presque furieux d'un cours d'eau

Dont je ne soupçonnais même pas l'existence

Les platanes ne sont pas encore couchés,

Et dansent de leur ombre automnale et fantasque.

Quand les effluves d'un feu de cheminée, si propice,

M'annoncent le délice

D'une nuit retrouvée, partagée,

Avec le monde en friches.



Texte de Christian  


Trajet express à travers  Labège :


Mouvements :

Dans la fraîcheur de cette fin d’octobre, l’attente            
Des regards furtifs vers le cirque, en face 
Enfin le bus arrive, un grand bus vide
Qui s’arrête surpris devant cette foule inattendue.
Commence alors une traversée sinistre
D’un Labège désert, par des rues bien étroites
Seules les secousses provoquées par les multiples gendarmes couchés
Animent ce parcours d’une désespérance unité.
Un rond-point, deux ronds-points, encore un
Et c’est notre descente au point d’arrivée annoncé.


Bruits :
Au loin un tracteur ronronne, Labège a aussi un pied en campagne
Des voitures passent en trombe, charriant des urbains pressés de retrouver leur poste de télévision certainement déjà allumé sur le match commencé
Un train fait vibrer le pont, alors que nous nous sentons bien seuls, immobiles au pied de l’indicateur
Dans le bus, le moteur tourne sans à coups, les vitesses automatiques amortissent les manœuvres autrefois plus bruyantes
Un coup de frein bien contrôlé et nous voilà dehors dans le silence de cette zone déserte.


Regards :

Sous le poteau Tisseo, la nuit est maintenant compacte, faisant ressortir les lueurs des lampadaires généreusement installés par la commune

Des phares de voitures traversant la buée humide du soir forment des halos mobiles

Dans le bus, on ne voit presque rien de l’extérieur, on devine des façades hostiles aux volets fermés et la traversée de passages boisés 

On baisse alors les yeux sur le décor intérieur, des banquettes vides sauf, ça et là , éparpillés, des passagers concentrés sur leur feuille de papier, semblant noter des repères pour en faire ensuite leur poème ( rimé ou, ici, en prose).



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11 octobre 2009 7 11 /10 /octobre /2009 11:20

Thème : Le Parti pris des choses 

(voir la présentation)

Texte de Richard


Le sucre

Déchirer le sachet de papier blanc qui te corsète - sachet que d’aucuns nomment parfois stick, bûchette ou dosette , renfermant de 4 à 5 grammes de matière - délivre une ligne de poudre blanche, dont les cristaux, innombrables et brillants, évoquent une poudre d’un tout autre usage que le tien qui est de tempérer l’amertume de froides limonades et de boissons chaudes comme le noir moka yéménite, le thé of Marocco, le cacao from Mexico, et travestir les fruits en gluantes confitures ou, toi-même, par cuisson, te tranformer en filé, boulé petit ou gros, caramel blond ou brun, en bonbons, berlingots, pralines, sucettes, marshmallows, barbe à papa, fraise tagada et autres friandises qui font mal aux dents. Ô douceur du sucre raffiné qu’une alchimie extrait de l’immonde betterave cultivée en de champêtres platitudes sous des brouillards glaçants. Qui voudrait vivre dans un monde sans toi, privé du plaisir que tu offres aux papilles et confères aux palais ? Personne ! Car, non seulement ta saveur fait le sel de la vie, mais aussi nous es tu indispensable pour notre énergie. Ô glucose, fructose, saccharose délivrant dans nos muscles le venin du tonus. Et pourtant es tu  objet d’interdit. Et tes excès, souvent, conduisent aux régimes, aux privations, et, toi qui appartient à la grande famille des oses, aux addictions et aux létales overdoses.


Texte de Corine

La branche

Il me faut du recul alors j’avance…ramasser cette branche. Ce bois noueux, « vieille branche », bannie à tout jamais de branchitude, jusque là esthétique et génératrice, elle se retrouve à terre dédaignée de tous. Tas de bois, peuplier tu fus et tu ne seras ni flèche, ni fuseau, au mieux pâte à bois. L’homme scie la branche de sa propre essence. Ce peuplier était-il un tremble aux yeux et bourgeons de vertus diurétiques, antiseptiques, toniques et astringentes ; et au charbon de bois soulageant l’aérophagie et les fermentations intestinales. Le sais-tu, toi qui l’as abattu ?  Le peuplier fut souvent planté à la place du chêne comme arbre de la liberté, grande valeur de notre république.                                                          En Andalousie, on dit que c’est le plus ancien des arbres. Son nom latin est populus, il porte en lui les germes du peuple à défaut d’en porter les espérances, alors qu’il n’est ni populiste, ni populeux.                       A Rome, il tire son nom du lieu où il était planté : les lieux publics, là où vaquait la population.           En Grèce, les  Héliades, filles d’Hélios le soleil, furent transformées en peupliers et à Rome, il est l’arbre d’Hercule car il revint de son voyage des Enfers en portant sur la tête une couronne de peuplier et c’est de sa flèche que naquît le symbole du passage d’un monde à l’autre, d’où son rôle funéraire.                                                                                                                                                            Dans notre monde axé sur la gestion durable, il aurait pu vivre 400 ans. En décapitant ce géant, porteur de nids et de vie, on a touché au divin et au peuple, à la médecine et au vivant. On a porté atteinte à l’humain. Hier un tout, aujourd’hui, un tas de rien. Et demain ? jouet, cagette, charpente ou cahier mais ni âme de violon, ni didgeridoo et ni meuble précieux.

« Où vont nicher, les habitants de mes branches ? J’ai aimé la dame qui, l’air peiné de ma disparition, s’est baissé pour ramasser une petite partie de mon être, moi qui n’est plus.                                         S’il vous plait, prévenez ma famille : les salicacées. Mes feuilles à pétioles et mes inflorescences mâles à l’apparence de chenilles ne flotteront plus dans le vent et  je ne protègerais plus l’humain du soleil et de la pluie. Nous qui étions avant les hommes, nous ne leurs survivrons pas. C’est ce qu’on appelle la civilisation ! » 



Texte de Renaud

La balle de tennis

Ton ancêtre s'appelait esteuf et tu étais faite de poils d'animaux et d'étouffe de laine. Tu fis encore plus mal à la paume de celles et ceux qui te tapaient allègrement à mains nues, quand on  décida de te durcir en te fabricant avec du cuir bourré de sable et de chaux. Tu faisais même tellement mal que tu fus interdite par le roi et qu'on changea une nouvelle fois ta composition. C'était mieux mais, quand-même, vraiment pas satisfaisant : tes ficelles, qui enserraient des draps pressés, se relâchaient bien trop facilement pour satisfaire ceux qui t'utilisaient pour leur plaisir. Puis ce fut l'heure du ficus elastica : le caoutchouc te constitua, le feutre te recouvrit, tu devins parfaitement ronde et tu fus remplie d'air. Tu devins jaune et fus mise en boîte sous pression. C'est depuis cette époque qu'on t'utilise avec une raquette : on te tape, on te « lifte », on te    « smatche », on te « slice », on t' « amortis », on te fais rebondir au plus près des lignes du terrain de tennis. Tu passes d'un côté à l'autre du filet, tu t'aplatis sur le sol, tu te déformes, tu perds tes poils, tu t'uses vite. Très vite. Trop vite. Au bout de quelque temps on te prend dans la paume, on te presse, on t'écrase, on te déforme, on constate, mécontent, que, comme toujours, tu ne sais pas garder la pression en toi et qu'on va être obligé de te jeter bien plus tôt qu'on ne le pensait (car tu es bien chère à l'achat). Et quand ça sera fait, une nouvelle vie commencera, peut-être. Il est possible, pourquoi pas, qu'un enfant te récupère et joue avec toi. Dans ce cas tu seras contente ou même heureuse s'il t'envoie en l'air, s'il jongle, s'il te caresse, te bichonne, te gardes avec lui pendant ses années d'insouciance. Tu pourrais aussi te transformer en objet utilitaire, si par exemple, on te place, après t'avoir déchirée, à un coin d'une table pour éviter de se faire mal en s'y heurtant ; tu attendras là patiemment, parfois très longtemps, qu'on t'y décroche pour te mettre définitivement au rebut. Celle, ou celui, qui fera ce geste, espérera vaguement que tu sois broyée, déchiquetée, recyclée (car tu es bien polluante)... plutôt que de traîner encore des années et des années (voire des dizaines d'années), quelque part, nulle part, avant de devenir poussière.



 
Texte de Gaëla

L'enjoliveur


L'enjoliveur voudrait que l'enchevêtrement disgracieux des rayons métalliques qui supportent la jante ne se voie plus - soit caché - le temps de la vie de l'automobile. Mais il n'y parvient pas.

Parfois quelque accroc malencontreux, dû à un manque d'adresse ou d'expérience - de celui qui serait sur la jante - vient briser cet astre parfait et esthétiquement beau. S'il travaille à dissimuler les méandres des filaments tendus au moyeu de la roue, alors il perd son temps. Car le temps fait son effet, et déjà aux premiers signes de vieillissement de l'automobile, il s'écorche, se fissure ou se détache. Il emballe la roue dans ce grand déballage plastique qu'est l'équipement automobile. L'enjoliveur néanmoins semble nous murmurer autre chose à l'oreille : chromé il l'est, par prétention excessive, mais la plupart du temps il se contente d'être moulé dans des polymères saturés d'idées fixes, reproduit à l'infini par une machine infernale qui triture de la substance (encore a-t-il la chance, lui, d'ignorer ses semblables). Au terme de cette alchimie, et devenu adulte, il possède une apparence clinquante, toujours circulaire. L'on imagine mal en effet un enjoliveur rectangulaire ou octogonal, car cela ne sierait pas à l'allure qu'il veut se donner. Et pourtant, sous ces apparences trompeuses, se cache le monde obscur, non seulement des tiges métalliques, mais aussi de son verso (aussi l'enjoliveur doit-il être gémeau...), ce qui en fait un simili d'astre dégénéré et félon. Ecorché, il fait la grimace :

"- mais dans quel bois es-tu donc taillé si tu ne te relèves d'une simple égratignure!".

En fait, il ne connaît rien à la vie, et il croit dur comme fer à sa réalité "ferrique", à sa virilité fantasque, alors qu'il n'est pour l'heure qu'un pis-aller, un cache-misère, tout juste bon à mettre des formes à ce qui n'en a pas. A la première rupture de sa circularité intrinsèque, à la première fissure, à la première déchirure (il s'imagine être de roc, mais tient du château de cartes), il est projeté sur le bas-côté, et réduit à néant. A moins qu'il ne serve de jouet à un groupe d'enfants désoeuvrés passant par là et se saisissant de sa forme incurvée pour le transformer en plateau de jeu (pour les billes). L'oeuvre d'art chromée peut alors devenir un objet dont le degré de réalité est tellement bas qu'il est soudain expulsé de son monde natal - celui de l'automobile, et de sa joliesse ; en son coeur, il est rehaussé d'armoiries ciselées qui en sont l'épitaphe heureuse, avec cela une chance de savoir sur qui fut-il jadis greffé : ci-gît un morceau de fiat. Ainsi, à le scruter, il peut ouvrir une infinité de mondes possibles, à celui qui le ramasse, échoué sur le bas-côté

 

Astre transpercé de sept coquilles incrustées,

Tes aspérités se dévoilent,

Au seuil de ta vie,

Lumineux et loquace tu souris...

Au milieu des fraisiers sauvages, tu dresses un bilan

amer

de ton existence, et parfois tu te dis

que tu aurais mieux fait d'échapper au contrôle qualité et d'être mis au rebut.

A toute ta vie enjoliver et flagorner autrui, tu as perdu ta chance d'exister.

Mais comment renaître à présent?

Par l'accident à point nommé,

tu as pu accéder au monde des idées.

Ainsi fais-tu sens à présent, toi qui

jadis jactais sans cesse contre ces salissures et ces oripeaux

qui te souillaient parfois,

voilà que maintenant tu t'en sers comme

des ornements de toi-même - autant de preuves de ton éclat passé.

A présent tu n'es plus

l'instrument d'un supplice
la roue n'est plus ta geôle

ni un jeu de hasard

la roulette est obsolète

Tu n'es que ce que tu es,

et c'est déjà pas mal...

Tu es

L'oeil ouvert

Sur le passant égaré,

Qui perd la mémoire,

Sur le monde bruissant,

Cette pièce à conviction

de l'énigme, étale,

de l'humanité.

 


 

  Texte de Cécile D.


La noix


Noix précieuse, noix magique, qui renferme plus de trésors qu'on ne l'imagine. Son histoire est longue parmi les hommes, et belle, et riche, car elle apporte depuis des siècles sa chaleur, ses vertus, ses cadeaux. Pourtant sa coque, l'endocarpe lignifié, est repoussante, qui nous présente un visage de cicatrices, de heurts, de rencontres marquantes et remarquées. Mais dans une noix, rien ne se perd, sauf le bruit qui s'échappe lorsque l'on casse sa dure carapace protectrice.
De cette coque on peut faire un combustible, et de son for intérieur, bien des choses. Sa valeur était telle qu'elle était monnaie dès le Vieme siècle ; son huile était aussi recherché que de l'or. Demandez aux abbayes qui se faisaient verser leurs baux en huile de noix. Mais elle apportait surtout sa chaleur dans les maisonnées, lors des veillées d'énoisage, et de son ouverture on a fait un métier : voyez la nostalgie des énoiseuses, qui sur le pas de la porte de leurs clients répétaient les mêmes gestes de découverte d'une chair fragile mais désirée .
D'apparence écervelée, son amande fit donc le bonheur des demeures qui s'éclairaient de sa lumière, des peintres, des belles qui se savonnaient le corps au savon mou, et de ceux qui dégustaient son vin, ses décoctions, ses alcools. Mais, lorsqu'à la fin d'un repas on en présentait un panier à un amoureux venu faire sa demande, elle signifiait désaccord, refus, tristesse et désespoir. Car des noises, elle apportait aussi des noises !
Mais la noix telle qu'on la nomme en France n'est qu'une parmi tant d'autres : ses sœurs du monde entier nourrissent bien des peuples. Noix de kola, noix de pécan, de macadamia, de cajou, du Brésil, de gonkgo, de guevuin, de coco, noix vomique... On aimerait sauter à bord d'une coquille de noix et se laisser voguer à vau-l'eau vers ces noix exotiques et fascinantes, chargées de soleil.
"Nuts !" fit tout à coup mon ami Anglais." Arrêtez vos simagrées à la noix et mangez ce fichu gâteau de noix que vous avez dans votre assiette !"


Texte de Marie-Claude

Mon trousseau de clés


Brillant, lourd, rangé, froid,
 rempli de ce qui fait une vie, ou pas avec ses anneaux inutiles,

 

 Clé

Instrument mécanique, de douze, anglaise ou à molettes.
Aussi sésame des temps modernes,
à chaque serrure unique,
libre de la prendre pour aller aux champs,
ou bien de la perdre sous le paillasson,
pourvu qu'elle mène au paradis.


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7 octobre 2009 3 07 /10 /octobre /2009 22:26

Intitulé de l'atelier : Microfiction au conditionnel 

 

Texte de Cécile D.

 

Elle est entrée dans le petit restaurant du quartier comme un chien retrouverait sa niche après des nuits d'errance. Elle ne savait pas ce qu'elle venait y chercher, elle aurait même préféré ne jamais s'être levée. Mais elle y était.

Il l'attendait depuis plusieurs heures déjà, regardant chaque détail du miteux décor qui l'entourait. Rien de plus déprimant que ces bouges insalubres des bas quartiers, pensait-il. Les vieilles tables carrées branlantes, collantes, la faïence craquelée du mur d'entrée, le papier gaufré humide, dégoulinant, et la faune des clients elle-même le repoussaient.

D'un coin de l'œil il observait les pauvres bougres qui l'entouraient. Un vieillard alcoolisé à outrance, de vulgaires putains, et, comble de l'incongruité, ce boxeur avec un casque en cuir qui cachait son visage.

Et elle, elle qui venait d'apparaître alors qu'il ne l'attendait plus, elle qui ne semblait pas exister, sans regard, sans présence, sans mouvement, seul semblait présent le vide de son être. Il alla la chercher, elle ne protesta pas. Elle semblait se prêter à ce tête-à-tête avec un homme, pensant peut-être régler ses comptes avec la vie.

Le carafon de vin était déjà vide. Des serviettes griffonnées jonchaient la table, témoins des heures passées à dessiner des visages plus ténébreux les uns que les autres.

Il croyait avoir un pantin devant lui. Pire qu'un pantin, un pantin en plein sommeil, rien de connu jusqu'alors. Il n'était pas prêt à supporter ça. Elle ne réagissait toujours pas. Son inquiétude, son attente frustrée le mirent en rage. En les observant on aurait pu croire à une vulgaire querelle d'amoureux, un mari jaloux ou bafoué. Mais c'était de la haine qu'il fallait voir là, une haine aigüe contre cette satanée absence qui la rendait placide, inexistante.

Elle, elle ne se rendait compte de rien. Là où elle était, il n'y avait ni tables pouilleuses, ni piquette, ni odeurs fortes et aigres de cette faune et cette flore miséreuse.

Elle était à l'air libre, dehors, sous le soleil qui caressait son visage, sous le vent qui jouait avec ses cheveux.

La campagne était belle, tellement belle. Elle avait toujours adoré la rase campagne, surtout au lever du jour, quand la nature parait encore plus puissante que les hommes. Alors elle perdait son regard dans l'horizon et était enfin délivrée.

Mais cette fois-ci, la campagne n'était pas si paisible. Un bruit sourd s'approchait d'elle, et soudain des éclats de voix lui sautèrent au visage.

A travers sa brume, la brume de ses yeux, elle vit un visage contracté par la rage.

Regardant autour d'elle, elle se vit dans son refuge. Son vieil édredon était là, rassurant malgré tout.  Elle reconnut sa pièce, son chez-elle, cet endroit où elle pouvait perdre pied et laisser passer le temps.

Mais le visage furieux était toujours là, tourné vers elle, et elle se rappela à qui il appartenait.

Mais il était trop tard, elle n'avait plus la force de lutter, même pour lui, la chair de sa chair.

Il comprit qu'il n'avait plus le pouvoir de la ramener. Qu'elle était ailleurs, dans son monde à elle, inatteignable.

Alors il baissa les bras, s'assit au fond de ce débarras poussiéreux, et la regarda sombrer à nouveau.

A sa main, une tasse de café vide et noirâtre. Il y perdit son regard, et avec lui les restes de ses espoirs de pouvoir vivre un jour dans le monde des hommes.

 


 

 Texte de Gaëla

 

Synopsis :

 

La narratrice, après une consultation chez un généraliste, se retrouve sur le divan du psychanalyste afin d'entamer une cure. Elle évoque un souvenir précis : celui d'un tête-à-tête dans un restaurant avec un homme jadis aimé. Mais l'évocation se fait de plus en plus vaporeuse, au fur et à mesure que la parole se délie.

 

 

- "Allez-y ; allongez-vous confortablement. Quelle est votre couleur préférée?"

- "L'indigo", répondit-elle sans hésiter, mais d'un sourire discret et un peu crispé.

- "Très bien. Détendez-vous ; je vais projeter un halo lumineux de couleur indigo sur le mur derrière vous". Il précisa : "Je fais ce que je peux, l'indigo étant une couleur appartenant à notre imaginaire prénatal, il se peut que je ne parvienne pas à trouver la nuance exacte. Vous allez laisser venir à vous des idées, des états, des souvenirs, et essayer de mettre des mots sur vos sensations, sans vous soucier de la cohérence ou de la synchronicité de vos propos."

Au moment où le psychanalyste lui explique le dispositif, elle croit défaillir et se crispe davantage sur l'oreiller, mais le halo lumineux qu'elle perçoit à travers ses paupières mi-closes agit sur sa conscience comme un neuroleptique.

- "Fermez vos yeux, laissez-vous choir en vous-même..."

- "Cà y est. J'y suis. Je suis dans un petit restaurant. A cette époque, je portais de grosses lunettes carrées et blanches. Je remarque tout de suite la faïence craquelée sur le mur au-dessus des tables. C'est normal, c'est une ancienne cantine du début du siècle, et c'est devenu depuis un haut lieu de la gastronomie à Paris. Un serveur me tend le menu, couvert d'enluminures, sur du papier gaufré."

- "Ce détail a de l'importance. Continuez, retrouvez vos états psychiques d'antan, et laissez de côté toutes les pensées parasites qui pourraient obstruer votre mémoire. Gardez les yeux fermés."

- " De loin, des bris de voix me détournent de moi-même ; à l'autre extrémité du restaurant, j'aperçois un petit groupe d'enfants qui brandit le portrait d'un boxeur avec un casque de cuir. Je suis désolée. Cela est pathétique, et ne concerne en rien mes préoccupations, même celles que j'avais à l'époque", dit-elle en se redressant à-moitié.

- "Continuez, restez allongée, le flux de la conscience Madame, sans jugement et sans recul, s'il vous plaît."

Elle plonge alors dans ses pensées. Après tout, ce n'est pas la première fois qu'elle se trouve en tête à tête avec un homme, non qu'elle ait l'intention de régler ses comptes.

- "L'homme assis en face de moi commande un carafon de vin, ou deux pressions, là je ne me souviens plus très bien.

- "S'il vous plaît, excusez-moi. Essayez d'être plus précise...Pourriez-vous me dessiner ce récipient que le serveur apporte sur la table?"

- "Non, je ne crois pas car, à cet instant précis, il a l'allure d'un pantin. Il est déjà très tard. Je pense qu'il a sommeil, il commence à heurter les tables et à se tromper dans les commandes. C'est comme si, tout d'un coup, il avait vu un spectre. Il a l'air paniqué. Il a dû apercevoir quelqu'un de connu dans le restaurant. Croiser le regard d'une ancienne maîtresse, à moins que ce ne soit le fameux boxeur de tout à l'heure."

En racontant ses souvenirs, elle oublie de préciser qu'une querelle serait possible entre cet homme et elle, et qu'il la quittera le lendemain après-midi. Elle n'a plus de mots pour retrouver ce que d'aucuns nomment la haine de l'autre, puisqu'elle sait très bien que ce dont elle souffre à cette seconde, c'est de la haine d'elle-même. Mais tous deux s'absentent et observent les vibrations du dehors sur leur propre corps apeuré et esseulé. Elle se souvient ainsi d'une escapade en rase campagne au lever du jour, sans demander son reste, sans même laisser un mot sur la table de nuit. A l'horizon, le soleil et ses rayons naissants l'avaient rassurée.

- "Continuez", articula-t-il d'une voix rauque.

- "Des éclats de voix, c'est cela, je me souviens parfaitement de ses éclats de voix, avec un peu l'intonation que vous avez en ce moment, et ce timbre, si...univoque. Quant à son visage contracté par la rage, je ne l'oublierais jamais. Non qu'il m'inspirât de la peur, j'étais à ce moment bien au-delà de cet état, mais il était figé, pétrifié, tel une momie, celle que j'avais visitée au musée où j'avais trouvé refuge l'avant-veille, alors qu'une pluie stridente m'avait poussé dans mes retranchements. J'ai levé le rideau noir interlope qui délimitait l'espace public de l'espace interdit - celui qui est réservé au personnel ou au stockage de matériel : un vieil édredon avait été jeté négligemment sur une table, sans doute servait-il à envelopper quelque pièce fragile en vue d'un transport quelconque. Dans ce débarras poussiéreux, trônait une tasse de café, mais encore pleine.

- "Continuez, ce détail a de l'importance. Enfouissez-vous au plus intime."

- "Eh bien, dans cette étendue noire, limpide et immobile, j'ai vu une autre que moi, et j'ai saisi, à cet instant précis, et je saisis encore maintenant, que celle qui vous parle n'est pas celle qui se trouve en chair et en os en face de vous. Il y a comme un décalage.

- "Oui, c'est cela. Schéma bien connu. C'est ce qu'on appelle le dédoublement, c'est une psychose très courante vous savez. Ne vous inquiètez pas, nous allons dévoiler la trame secrète de cette toile intime. Nous pouvons déjà voir l'aspect poétique de tout cela : vous êtes un archipel, ou mieux une galaxie, vos projections identitaires ne sont que des possibles, des "pas-encore-vous", des "vous à venir" ou des "vous naguère", théorique ou réel - on peut encore complexifier, à l'infini. Vous voyez, vous avez l'embarras du choix. Vous êtes un rhizome!

Le sourire du psychanalyste se figea en une moue atroce, son expression n'était que le reflet de cette entreprise de mystification à laquelle il venait de payer son dû, comme un hôte imprévu, prisonnier de l'obscurité.

En refermant la porte du cabinet, elle se dit qu'elle avait eu un bon pressentiment ; elle aurait mieux fait d'aller consulter son ancien copain de faculté qui, autant qu'elle s'en souvienne, était quand même plus terre-à-terre.

 


 

Texte de Corinne

 

A sa descente du train, elle ne pensait pas être accueillit de la sorte : son mari furieux, deux claques, des valises balancées, ses clefs arrachées, des insultes ; puis elle, sur le quai, hagarde, bousculée par des voyageurs indifférents au drame, chancelait. Elle aurait pu pleurer, se révolter, demander de l’aide, mais la lassitude la tétanisait.

 

Elle chercherait un hôtel pour se poser mais elle s’engouffra dans le premier petit restaurant venu. Au comptoir, un homme aux lunettes carrées, adossé à un mur de faïence craquelée, jouait machinalement avec sa petite cuillère. Plus loin, des rangées de tables recouvertes de papier gaufré furent traversées par une serveuse du genre déluré, arborant un tee-shirt moulant branché décoré de l’image d’un boxeur avec un casque de cuir, ne cadrant pas avec le lieu. Une vielle femme seule devant son assiette vide improvisait un dialogue en tête à tête avec un homme imaginaire. Elle semblait régler ses comptes mais n’oubliait pas de un nouveau carafon de vin lorsque le sein était vide. L’endroit semblait figé dans le temps.

Sa tête résonnait encore des paroles de son mari. Elle trouverait une place au fond de la salle. Sur la nappe en papier, elle se surprit à dessiner tel un pantin. Ses paupières étaient lourdes, prêtes au doux sommeil. Elle n’avait jamais connu pareil querelle, ni tant de haine pour la mettre dehors. Ses parents habitaient en rase campagne, elle ne pourrait pas s’y rendre avant le lever du jour. Elle devra se débrouiller pour la nuit. Son horizon lui paraissait bouché lorsqu’elle s’évanouit. Dans un semi coma, elle percevait des éclats de voix mais voyait la tête de son mari, les yeux révulsés et le visage contracté par la rage, s’approcher menaçant. Elle se réveillerait dans un cri. Le patron se pencherait sur elle et lui demanderait : Ça ne va pas ma petite dame ? Ici, il n’y a rien à craindre. Je vais bientôt fermer, mais je ne vous mets pas dehors. Je ne veux rien savoir, mais je vois bien que ça ne tourne pas rond. Prenez mon restau comme refuge, il y a un vieil édredon dans le débarras poussiéreux derrière la cuisine. Avec ma fille nous dormons à l’étage. Vous serez tranquille.

Elle aurait pu remercier.

Elle aurait dû s’excuser du dérangement provoqué.

 Allez, demain, ça ira mieux devant une bonne tasse de café !

 


 

Texte de Renaud 

 

Elle aurait pu se demander comment elle avait trouvé ce petit restaurant, situé  en pleine campagne, au milieu de nulle part et comment elle aurait réussi à deviner qu'il était ouvert à une heure si tardive. Mais elle ne se pose pas de questions. Elle passe la porte, s'arrête ; la tête lui tourne.

- Je n'aurais pas du terminer la bouteille de gin ...c'est quoi ces formes carrées qui ne tiennent pas en place ? Se dit-elle en arrêtant son regard en un point précis de la salle déserte, où se tient un homme.

Si elle avait été moins saoule, elle réaliserait que ce ne sont que les carreaux en faïence craquelée, situés au dessus du bar derrière lequel se tient le patron, certainement, qui la regarde intensément. Le papier gaufré qui décore le mur du fond de la salle est dans le même sale état que la faïence : des déchirures zèbrent le motif d'un boxeur avec un casque de cuir qui se reproduit à l'infini.

- Vous aimez les motards, non, lance-t-elle au patron qui ne bouge pas d'un pouce. Elle s'avance à une table et s'y installe. Il n'y a aucun client dans la salle. Pas d'autres personnes que cet homme, immobile, derrière le bar, qui ne peut être que le patron.

- S'il y avait un client dans ce restaurant, il aurait été ici, à cette table où je viens de m’asseoir. C'est là, oui, que je serais en tête à tête avec un homme, peut-être mon homme. Mais peut-être pas. Ça veut dire quoi « mon homme » ? S'il était là, je lui réglerais ses comptes. Il aurait dessiné, là, sur la nappe. Il aurait fait ses dessins insupportables et j'aurais ri, comme il le déteste. Quel pantin. Ce sont tous des pantins. Et puis j'ai sommeil, sommeil. Si mon homme était là, je lui demanderais ce qu'il connaît de moi. Et moi est-ce que je le connais ? Si je devais extirper de sa personne quelque chose de connu, ce serait quoi ce quelque chose ?

Si elle avait été dans un autre restaurant, où si elle était venue plus tôt, ou si elle ne parlait pas si fort, ou si son rire n'était pas si strident, le patron ne se serait pas trouvé soudainement devant elle, si près. Si près qu'elle pouvait le toucher, le caresser.

Mais la querelle devait venir. Elle est là. Il gueule, il lui secoue les épaules, il la lève brutalement, le regard plein de haine et la pousse ainsi dehors dans ce milieu de nulle part, en la tenant fermement par l'avant-bras droit.

Elle aurait aimé  être expulsée ainsi plus souvent. Quel plaisir ! Quelle joie ! Si elle avait pu, elle aurait avancé de quelques pas, se serait enfoncée dans la nuit engagée depuis bien longtemps, elle se serait mise à chanter et aurait déambulé en rase campagne jusqu'au lever du jour. Être habitée par la haine de l'autre et voir le soleil s'élever au-dessus de l'horizon. Mais non, elle ne bougera pas, elle ne va pas se laisser faire, elle va crier sa haine elle aussi. Les éclats de voix heurteront la voie lactée. Puis elle change d'avis. Elle se dégage violemment de l'étreinte du patron, pourtant si puissant, elle fait quelques pas, revient vers lui, se rapproche si près qu'elle pourrait le caresser sans tendre son bras, le visage contracté par la rage, puis éclate de rire, puis s'effondre. Dans ses bras. Un refuge, malgré lui.

Endormie, recouverte d'un vieil édredon, elle se retrouve dans le débarras poussiéreux. Le patron, une tasse de café à la main, la regarde. Si elle pouvait voir son regard, elle pourrait avoir peur. Très peur.


 

 Texte de Christian

Soirée au restaurant

Elle était serveuse dans un petit restaurant coincé dans cette banlieue sinistre entre deux barres d’immeubles sans âge. Elle allait et venait dans deux pièces carrées : la cuisine à la faïence craquelée où officiait un chef débonnaire et la salle au papier gaufré où s’alignaient les tables de quatre places d’un côté et celles de deux places de l’autre. Les clients arrivaient peu à peu qu’elle invitait à s’asseoir d’un geste précis. Dans un coin, un boxeur avec un casque de cuir restait prostré.  A l’autre bout de la pièce, une femme était manifestement venue pour être en tête à tête avec un homme qui ne semblait pas très à l’aise. Il se retournait tout le temps vers la porte d’entrée comme s’il craignait qu’un rival vienne lui régler son compte.

- « Un carafon de vin, s’il vous plait », demanda d’une voix forte le dernier arrivé qui était un habitué des lieux. Aussi un sourire se dessina sur le visage de la serveuse. Quel pantin, pensa-t-elle en sachant que rapidement ce poivrot tomberait de sommeil. Vers 23h arrivèrent encore des têtes connues : trois militants qui sortaient d’une réunion politique et qui continuaient à se disputer comme si leur querelle intéressait tout le monde. Le boxeur leva la tête, dérangé par toute cette agitation et avec une haine soudaine leur cria : « Allez faire vos discussions dehors. Elle nous rase, votre campagne »

Ainsi jusqu’au lever du jour, du moins tel qu’on pouvait le deviner puisque l’horizon était caché par les immeubles, ce ne furent que des éclats de voix suivis de longs silences. Les militants étaient partis, mais le boxeur, le visage contracté par la rage était toujours là dans son coin. Comme si ce restaurant était devenu son refuge. Au petit matin, la serveuse lui apporta un vieil édredon tiré d’un débarras poussiéreux, lui fit une tasse de café et s’assis en face de lui : « Alors, Brahim, quand c’est que tu deviens Champion du Monde ? »

 

 

 

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19 septembre 2009 6 19 /09 /septembre /2009 17:12

Intitulé de l'atelier : dialogues en tranches (voir le dispositif)

texte de Christian

 

- A Labège, pas possible ! , s’exclame Hélène lorsque, devant l’école où elle vient chercher son fils, elle bavarde avec Anne qui attend le sien.

- Si, un exhibitionniste a été retrouvé aux portes de l’église. Il portait un pardessus marqué aux initiales d’un notable bien connu de Labège.

- Et qui c’est ?

- Certains le savent, mais comme c’est une « huile », bien sûr, son nom n’a pas été dévoilé, lui !

- Ah, si cela avait été un Arabe, on n’aurait pas pris autant de gants.

- Remarquez, rétorque Anne, cela a été pareil la semaine dernière lorsque deux hommes se sont disputés à cause de la boulangère. Tout a été vite étouffé. Même que le lendemain, elle continuait à vendre ses croissants.

- Par contre, le jeune qui traversait Labège-village sur sa mobylette pendant la nuit de samedi à dimanche a été poursuivi par les gendarmes d’Escalquens. Pourtant, il n’avait rien fait.

- Ah, les jeunes sont vite suspectés. C’est vrai que certains ne respectent rien.

- Quand même, il ne faut pas tous les mettre dans le même sac. Vous avez appris, cette petite Roxane qui a gagné à l’émission « Questions pour un Champion-Junior » 20 fois d’affilée. Et Julien Lepers qui n’arrêtait pas de demander chaque fois  : « Mais, Labège, c’est où sur la carte ? » !

- S’il lit le journal demain, il le saura parce qu’ils vont certainement parler du déraillement du train Bordeaux-Vintimille qui a fait 2 morts et 50 blessés en gare de Labège.

- Cela a fait une pagaille monstre toute la journée sur la rocade et les hélicoptères n’ont pas arrêté de survoler la zone de l’accident.

- Remarquez, on parle toujours des trains qui déraillent, mais jamais de ceux qui arrivent à l’heure !

- Autrement, quoi de neuf ?, demande Hélène.

- Ce matin, mon mari s’est levé avec 39° de fièvre, j’espère que ce n’est pas la fameuse grippe.

- Oh, moi, à cause de tout ce que l’on dit, je ne fais plus la bise et ne serre plus les mains.

- Vous avez bien raison. Quand on a la santé, on ne se rend pas compte de son bonheur. Prenez ma voisine, et ben, elle a Alzheimer. Pour son pauvre mari, ce n’est pas drôle !

- Bon, vous n’avez pas des nouvelles plus réjouissantes ?

- Si, répond Anne. Pour mon anniversaire, parents et amis se sont cotisés pour m’offrir le cadeau dont je rêvais : un saut en parachute.

- Eh bien, vous avez du courage. Je ne sais pas si je pourrais sauter de l’avion.

- Ne me faites pas peur. Déjà que je suis triste depuis que j’ai trouvé un écureuil écrasé au coin de la rue.

- Que voulez-vous, c’est la vie !

 


Texte de Corinne

  • - A Labège ? Pas possible !
  • - Oui, je te dis que c’est un arrêté préfectoral qui interdit toutes sorties des Labègeois : l’évadé de Muret rôde dans les proches alentours.
  • - Attends, je vais fermer mes fenêtres…
  • -… Moi aussi.
  • - Allo, tu es là ?
  • - Oui, j’ai même fermé les volets du rez-de-chaussée.
  • - Tu as lu ça où ?
  • - Ça vient de passer au journal  télévisé et les voitures de police circulent avec des mégaphones pour nous intimer l’ordre de ne pas sortir. J’espère qu’à 17h, ils l’auront trouvé.
  • - Moi aussi, sinon, on fera comment pour aller chercher les gosses ?
  • - Il parait qu’il est passé par la voie ferrée.
  • - Comment ce fait-il qu’un homme puisse arriver à perturber ainsi toute une région ?
  • - Est-il dangereux ?
  • - S’ils déploient tant de force de police, ça ne doit pas être un tendre.
  • - Violeur, assassin, braqueur…
  • - Terroriste ?
  • - Qui sait ?
  • - Déjà avec l’histoire du cerf-volant, Labège avait déjà fait les gros titres…
  • - Le fils de la maîtresse de CP.
  • - Laisser son gosse jouer au cerf-volant près des lignes à haute tension, c’est vraiment irresponsable.
  • - T’imagine la tête des gens  quand ils ont vu ce cerf-volant en feu s’abattre sur leur péniche…
  • - … et commencer à l’enflammer.
  • - Quand on ne surveille pas ses enfants…
  • - Puisque je suis coincée là, je vais en profiter pour faire de la couture.
  • - Du reprisage ?
  • - Mais, tu ne sais pas que mon fils ainé se marie le 20 juillet prochain ?
  • - Celui de ton 1er mariage ?
  • - Oui,  enfin, Je n’y croyais plus après toutes ces années,  militaire célibataire. …
  • - Et  la lettre du corbeau, tu en as des nouvelles ?
  • - Tu penses, c’est  Colette l’employée de mairie qui me tient au courant. Dans sa dernière lettre, il menace de braquer l’agence postale.
  • - Dans celle d’avant il voulait mettre le feu à la maison Salvan pour réaliser une « sublime » œuvre d’art !
  • - Des détraqués de partout, je te dis !
  • - Il faut penser à autre chose. Autrement, quoi de neuf ?
  • - Je suis entrain de faire des bocaux de tomates.
  • - Cette année, des tomates, on en a eu à ne pas savoir qu’en faire.
  • - N’empêche qu’avec le clocher à terre à cause de la tempête, nos impôts locaux vont en prendre un coup !
  • - Que veux-tu c’est la vie.
  • - Mon Dieu, on frappe à la porte !
  • - N’ouvre pas !
  • - Je te laisse…
  • - Ne raccroche pas !
  • - On force ma porte. Au secours !

 


 

Texte de Renaud

 

- A Labège ? Pas possible !
- Si je t'assure.

- Non je ne te crois pas !

- Si, ça s'est passé samedi soir, lors de la soirée samba...

- Mais comment ça a pu se terminer aussi violemment ? 

- Je t'explique. La soirée avait commencé depuis...
- Punaise, j'en reviens pas. A Labège !

- Eh, oh, tu veux savoir ou non ? Si tu m'interromps tout le temps, on n'y arrivera pas.
D'ailleurs, je n'en sais pas beaucoup plus que toi. Je sais simplement que la soirée, qui se déroulait à la salle des fêtes, s'est finie dans un bain de sang. Mais je préfère qu'on parle d'autre chose. On en causera quand on en saura plus. Mais, dis donc, on m'a dit que tu as failli te faire écraser par un quad ? 
- Oui, c'est vrai, je t'en parle pas. Je faisais du vélo, paisible, dans les chemins de Canteloup quand un quad a débouché à toute berzingue et a bien manqué de m'écraser tout net.

- Quel salaud ! Ca se passait où ? 

- En fait non loin de chez moi, plus exactement tout près de chez ma voisine, Mme Ravel.

- Mme Ravel ? 

- Oui, madame Ravel, tu la connais ? C'est quoi ce sourire ? 

- Quoi, tu sais pas ? 

- Je sais pas quoi ? 

- Je crois que son mari la trompe... Mais chut.

- Autrement, quoi de neuf ? 

- Tiens, quelque chose de rigolo. Mon beau frère habite route de Baziège et m'a expliqué le pourquoi du carambolage de hier matin qui s'est passé devant chez lui. Tu devineras jamais ce qui l'a provoqué ? 

- Une poule.

- Quoi ? 

- Oui, une poule. Je le savais. J'habite route de Baziège moi aussi, tu as oublié ? 

- Ah.. C'est vrai !

- Tu sais que dimanche on baptise le neveu, avec toute la famille, même ceux de Belgique ont fait le voyage !

- Mon pauvre, je t'envie pas ! Je suis célibataire. J'ai pas d'enfant et je suis mieux comme ça. Le mois dernier, je suis allé rendre visite à mon frère.. Eh ben, j'ai trouvé mes neveux exécrables ! Toujours à regarder la télé !
- Que veux-tu, c'est la vie.

 



Texte de Cécile D.

- A Labège ? Pas possible !
- Si si j'te jure ! J'ai entendu ça hier, c'est la boulangère qui en parlait au téléphone, je crois que sa tante était dans le coup.
- Ah bon ? Oh la la, moi j'aurais aimé qu'elles continuent à gambader ces petites veuves. Cinq braquages de banque quand même, ce n'est pas rien...
- Ah ça pour sur ! et puis avec quelle classe ! Ils en ont mis du temps à les attraper...
- Alors c'est vrai, elles menaçaient vraiment les banquiers avec une poignée de porte ? J'y crois pas...
- Eh ben oui, cachée sous un mouchoir elle avait l'air bien menaçante cette petite poignée.
- Et on a retrouvé leur butin ? 
- Ca, non, je crois bien qu'elles ont réussi à le planquer. Qui sait ce qu'elles en auront fait !
- Moi, je crois qu'elles l'ont enterré à côté de leurs maris.
- Oh, non... Non je ne crois pas non. J'opterais plutôt pour les économies des petits-enfants ! Paraît qu'en plus elles ont des relations dans les banques... Je crois bien que le mari de la plus jeune était un banquier un peu crapuleux avec un joli carnet d'adresses.
- Ah, que j'aime ces histoires de Robins des Bois modernes ! Mais quand même, ça me rend triste de savoir qu'elles se sont faites piéger, et à Labège en plus. C'était la fierté du village pour moi...
- Autrement, quoi de neuf ? 
- Oh, mon ami François m'a raconté quelque chose d'étrange tout à l'heure. Il travaille chez Astrobal, et devine quoi ? Je te le donne en mille : un robot martien a disparu !
- ... Je savais même pas qu'ils construisaient des machins pareils par ici... Je croyais que c'était une exclusivité de la NASA moi.
- Ah, ces Américains, c'est vrai qu'ils en font des choses !
- Oui, enfin moi, ça ne me fera pas revenir mon chien ! Je suis vraiment inquiète, figure toi qu'il a disparu, comme ça, du jour au lendemain, pfiout ! J'ai eu beau l'appeler, le chercher partout, rien à faire, pas un poil à l'horizon. Tu sais.... je crois que le voisin.... il l'a mangé...
- Nooooon, tu plaisantes ?!?
-Non non, ce voisin, il me terrifie, avec ses bottes noires à clous, ses chapeaux haut-de-forme, ses lunettes d'aviateur fumées... brrr ! C'est louche, tout ça ! Pour tout te dire, je le soupçonne carrément de vampirisme. Alors mon chien, quelle proie facile tu penses !
- Tu sais, moi je préfèrerais perdre mon chien (et pourtant je l'aimerais si j'en avais un), que mon mari.
- Ton mari ? 
- Oui, mon mari...N'en parle à personne, mais mardi il m'a annoncé qu'il avait commis une erreur il y a sept ans. Je n'ai pas supporté. Je demande le divorce.
- Oh, ma pauvre, je suis tellement désolée... Ces hommes alors, tous les mêmes.
C'est vrai que tous les soucis des autres paraissent bien dérisoires à côté de nos problèmes à nous...
Enfin, si tu divorces, tu es un peu comme une veuve, alors pourquoi tu reformerais pas le gang des Veuves pour troquer ton mari contre une vie dorée ??
- Tu as raison, il vaut mieux rire que pleurer.
- Eh, ça c'est une bonne philosophie.
- Tiens d'ailleurs, l'autre soir en sortant du Casino, j'ai cru voir la Mort, véritablement ! Mon sang n'a fait qu'un tour.. En fait ce n'était qu'une vieille du village que j'avais en face de moi ! Ah ce que j'ai ri après coup ! La pauvre dame m'a vraiment fait une peur bleue. Avec ses rides on ne voyait plus ses yeux, la pauvrette...
- Ah, la vieillesse, sacrée maladie.
- Que veux-tu, c'est la vie.



Texte de Gaëla



La scène se passe le matin, à la maison de retraite de Labège.
Marie-Louise : aide-soignante et Lucienne, vieille "pensionnaire" de la maison.

 

- C'est une catastrophe, Lucienne! C'est une catastrophe!

- Une catastrophe, à Labège? Pas possible...Que se passe-t-il? Mais cessez donc de vous énerver comme cela, Marie-Louise, vous allez encore derechef vous dérégler la thyroïde, et alors, qui prendra soin de nous autres, pauvre rebut de la société?

- Vous z'avez rien entendu, évidemment vous êtes sourde comme un pot, comme un pot, j'vous'l' dis tout net, aussi vrai qu' deux et deux font quatre, sauf que des fois on se demande! C'est-t-y pas qu'i commencent à m'taper sur les nerfs, tous ces grabataires, vivement l'épidémie de grippe cet hiver, quinze l'année dernière qu'elle a emportés...

- Jésus-Marie-Joseph, cessez-là, vous me faîtes froid dans le dos, et puis calmez-vous, Marie-Louise, que se passe-t-il? J'ai dormi comme un nouveau-né, avec le petit extra qu'ils nous avaient fait hier soir à la cantine, une prune, vous vous rendez compte Marie-Louise, pour fêter notre centenaire, le nouveau de la maison!

- Eh bien oui, des extras, ah vous allez en avoir des extras, et la cerise sur le gâteau p'tite mère. Vous savez pas? Labège est inondé! eh oui, sous les eaux, comme Venise, à peu près, ch'ai pas trop où qu'ça s'trouve mais bon, i paraît qu'c'est beau, même que mon premier mari c'est là qu'il voulait m'faire le voyage de noces.

- Marie-Louise, posez-vous un petit peu ; Labège inondé? Mais c'est bien pire que l'histoire que m'a racontée la nouvelle : savez-vous, Marie-Louise, qu'un chat, un chat chapardeur, s'introduit subrepticement dans les maisons de Labège pour y voler de la nourriture... Vous me direz, ma chère Marie-Louise, il vaut mieux que ce soit un chat plutôt qu'un vaurien ou un bandit!

- Lucienne, vous avez entendu! C'est quoi ce charabia, avec vous, autant pisser dans un violon! Labège est sous les eaux, à cause de la pluie. C'est une catastrophe naturelle, ils l'ont dit aux infos!

- Ecoutez Marie-Louise, je n'ai pas eu le droit de regarder la télévision hier soir, alors je ne suis au courant de rien. Et puis, ne faîtes pas votre pisse-vinaigre, vous savez bien que cela me fait du mal...

Autrement, quoi de neuf au village, ma chère Marie-Louise?

- Rien, rien...à part que, à cause des inondations, au restaurant du village, vous savez, pas loin d'ici,

i z'ont été intoxiqués! Eh oui, de l'eau croupie qu'i z'ont trouvé, avec des rats, dans la bouffe! i z'ont pas fait leur beurre, c'te bande d'arsouilles!

- Oh mon Dieu Marie-Louise, aussi vrai que je m'appelle Lucienne, cela me rappelle la guerre, vous savez. Oh allez, et puis vous savez, tous ces démarcheurs, eh bien vous savez, on avait les mêmes pendant la guerre, sauf qu'ils faisaient du marché noir, eh oui, Marie-Louise, du marché noir, évidemment à vous, ça ne vous dit rien, vous êtes trop jeune.

- Nom de Dieu! trop jeune! J'ai cinquante balais Lucienne, même si on m'fait encore du gringue.    Bon, c'est vrai, pas vioque non plus! Dire que mon homme et moi on était venus s'installer ici parce que c'était un village de péquenots, il y a vingt ans! Maintenant i z'ont tous leur baraque et leur bagnole qu'i faut pas abîmer! Vous savez quoi Lucienne? Je vais vous en apprendre une bien bonne : eh bien i paraît qu'y a un employé de la mairie, qui connaît la soeur à mon homme, eh bien, vous savez ce qu'il a fait vendredi soir?

- Non, continuez Marie-Louise, vous me faîtes languir, vous me distrayez avec vos histoires à dormir debout.

- A dormir debout! Vous rigolez Lucienne c'est du vrai de vrai! j'suis pas du genre à jacter pour m'donner des airs. Ouais, j'le tiens d'une copine du bistrot : eh bien, c't homme, il tient le maire et consorts en otage, endetté qu'il est.

- A Labège? Pas possible! Marie-Louise, vous savez que le pire, quand on est un jeune homme honnête et droit, c'est quand même d'apprendre qu'on a été adopté...eh oui, tel est pris qui croyait prendre! Vous savez Marie-Louise, c'est arrivé à mon neveu, il faisait les quatre cent coups, tout béjaune qu'il était néanmoins, et voilà, on le lui a appris, dans un accès de colère. Cela l'a complètement chamboulé et tourneboulé dans tous les sens...Vous comprenez c'est fâcheux, surtout lorsqu'on veut mener une vie honorable. A part cela, Marie-Louise, quoi de neuf à Labège?

- Des broutilles, vous savez que Monsieur B., notre voisin c'est un agent secret, i paraît qu'son turbin, c'est espionner l'quidam, pour la D G ch'sais plus trop quoi. Enfin, ça m'étonne pas avec ses airs de croque-mitaine, faut bien qu'i passe inaperçu l'nigaud!

- Vous m'en trouvez bouche bée, ma bonne Marie-Louise, je me tiens coite comme un pinson, continuez ma belle, mais le monde va comme il va.

- Ouais, eh bien moi, lundi soir, j'ai failli passer l'arme à gauche et m'faire plomber comme un faisan. Lundi soir, mon homme et moi, on s'est magnés pour aller éteindre l'incendie dans la grange à Grégoire, eh bien, vous savez comment qu'on a été reçus? A coup de fusil! Lucienne, c'est une honte!

- Que voulez-vous, c'est la vie.

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8 juin 2009 1 08 /06 /juin /2009 21:08

intitulé de l’atelier :  Passage / rencontre

   

   Le texte de Renaud

Certaines personnes traversent  leur vie sans ressentir aucun problème existentiel, pour d'autres c'est exactement le contraire : de la naissance à leur mort ils sont englués dans ce type de difficultés. Une autre catégorie existe : les personnes qui passent la première partie de leur vie dans le mal-être permanent et qui, un jour, à l'occasion d'un évènement particulier sentent que le poids considérable qui pèse sur eux va disparaître. Maintenant. Demain. Dans dix ans. Ils ne savent pas quand, mais ils savent que ce mal-être permanent va laisser place à un plaisir de vivre définitif. Ils auront envie de sourire sans raison et le feront sans arrière-pensée. J'appartiens à cette catégorie. L'événement fondateur de cette nouvelle vie fut une rencontre avec un homme, rencontre qui ne dura pas plus de temps que ne brûle une cigarette.

C’était un jour de juin. Je vivais à Labège depuis peu. J’étais parti à la découverte du village. Le soleil allait se coucher dans moins d'une demi-heure. L’atmosphère était moite. L'air lourd, sans un souffle d'air. Des trouées colorées de rose perçaient à travers les nuages. J’avais traversé la place Saint-Barthélemy et longé le restaurant qui se préparait à ouvrir, et contourné l’église en prenant l’impasse Coutouriou ; je me trouvai maintenant sur un petit parking que je ne connaissais pas. Un gamin sur son vélo rouge me frôla à toute vitesse, longea l’église et disparut au coin. Cette scène ne me procura aucune émotion particulière. Le parking était presque désert. Une seule voiture y était garée.

Le village n’avait a priori pas pu se développer au-delà de ce petit parking. Peut-être pour cause de risques d'inondation car c'était là, m'avait-on dit, qu'étaient située, autrefois, la zone marécageuse de la vallée de l'Hers. Seules quelques maisons avaient pu être construites récemment dans ce coin du vieux Labège. La lumière était diaphane, d'un blanc cotonneux uniforme, sans relief. Mon regard fut attiré sur ma gauche par une luminosité plus forte. Là, à quelques dizaines de mètres de l’église, non loin de la place du vieux village, subsistaient des champs et cette percée  campagnarde dans le paysage urbain m’attira. Je vis qu’un chemin de pierres me permettait de continuer ma promenade dans cette direction. A son entrée, deux vieux arbres, placés sur la droite du chemin, portaient chacun un panneau. L’un indiquait que la voie était sans issue, l’autre que la voie était privée. Je constatai que le haut des arbres était taillé très régulièrement. Les oiseaux chantaient extrêmement fort. Je regrettai de ne pas pouvoir en reconnaître un seul. Je m’engageai dans le chemin.

Sur la droite, une haie d'arbustes très dense empêchait toute incursion dans le jardin d'une maison, certainement la dernière de ce bout du village. Sur la gauche,  deux vieux fils électriques parallèles, tendus entre de courts piquets en bois défraîchi, délimitaient un petit champ non cultivé depuis longtemps, aux hautes herbes jaunies par les premières chaleurs. Mon tee-shirt collait à ma peau. L'humidité dans l'air augmenta subitement. Après seulement quelques mètres, le chemin faisait une courbe. Je m'y engageai. Quitter aussi brusquement l'environnement urbain pour cette petite parcelle de nature me déconcerta. Dès que la courbe fut dépassée, je vis la haute barrière métallique qui obstruait le passage et devant laquelle se tenait un homme.

Le vent était toujours inexistant. Immobile, le corps légèrement penché en avant, l'homme avait appuyé ses deux coudes sur la plus haute travée de la barrière située un peu en dessous de la hauteur de ses épaules. Un petit sac à dos de voyage pendait au poteau qui séparait les deux éléments de la haute barrière métallique. Je le voyais de dos. Il ne m'avait certainement pas entendu arriver. Je m'arrêtai et écrasai sans faire de bruit un moustique qui venait de me piquer à la jambe et décidai aussitôt de faire demi-tour et je vis les deux chevaux, le brun et le blanc, tourner au coin du champ, se dirigeant vers l'homme et s'arrêtant à environ cinquante mètre devant lui là où du foin avait été placé en leur intention. Je fis les quelques pas jusqu'à la barrière et me plaça à la droite de l'homme en observant le cheval blanc tourner en cercle autour de son compagnon qui lui, immobile, avait baissé sa fine encolure pour commencer à manger. J'appuyai moi aussi mes coudes sur la traverse du haut. Nous avions la même taille. Je ne me souviens plus comment il était. Je n'avais aucunement envie d'engager la conversation. Les échanges artificiels m'étaient insupportables à cette époque. Cet homme ne m'intéressait pas.

De si jolis chevaux, l'entendis-je murmurer...l'homme se tourna vers moi. Il sortit un paquet de cigarettes de sa poche et m'invita à en prendre une. Je déclinai son invitation sans rien dire et portai mon attention sur les chevaux. J'entendis une allumette craquer et un bruit d’aspiration d'air, celle de la première bouffée. Je sentis son regard sur moi. Je décidai de l'ignorer. Il me posa une question étrange.

Pourquoi t'es ici ?
Je ne suis pas d'ici. Je ne fais que passer.
L'homme tira sur sa cigarette. Moi aussi, dit-il. C'est pareil pour moi.
Pourquoi lui avoir dis que je n'étais pas d'ici ? Je tournai la tête et le regardai et fus frapper par le la transparence de son regard et le sourire qu'il me donna fit bouger quelque chose en moi.  J'essayai de me concentrer sur le paysage qui s'offrait à nous.

Le chemin qui j'avais emprunté continuait après la barrière sur une trentaine de mètres et tournait sur la gauche. Une rangée de hauts arbres enchevêtrés les uns dans les autres succédait à la barrière électrique et empêchait de voir où le chemin aboutissait. Certainement pas très loin. Sur ce même côté, a gauche, un filet d'eau, difficile à franchir car encaissé plus profond qu'un fossé ordinaire, sortait d'une buse en béton. Le champ où les chevaux mangeaient était situé un peu plus loin, sur la droite et donnait sur le chemin avant que celui-ci ne prenne son virage. La haie de droite qui délimitait le jardin était toujours infranchissable et s'arrêtait à l'entrée du champ des chevaux. En temps normal, j'aurai fait immédiatement demi-tour : mon sentiment d'oppression quasi permanent aurait été décuplé par cet endroit confiné ;  la trouée vers le ciel dans la haie du fond, ne m'aurait pas aidé à diminuer ce malaise. Le cheval blanc avait fini de tournoyer et avait placé sa tête sous le cheval brun. Le bruit d'une autoroute arrivait jusqu'ici, affaibli mais très reconnaissable.

Il m'interrogea  de nouveau.
Tu habites ici ?
Oui, à quelques pas de là.  Au bout du village que tu viens de traverser. Et toi ? Rajoutai-je après une courte hésitation.
Oh, moi ! Là-bas. Ses yeux s'élevèrent vers la trouée au dessus de la haie du fond.
C'est  loin chez toi ?
Oui très. Il tira une nouvelle fois sur sa cigarette. J'y retourne très bientôt.

Puis il me demanda si je connaissais ces chevaux. Je lui dis que non. Que je venais d'arriver ici. Que les chevaux m'étaient  inconnus. Il m'a dit qu'il les connaissait très bien. Qu'il avait appris à les connaître quand il était enfant. Quand il vivait dans d'immenses espaces. J'étais fasciné et je ne bougeai pas et j'aurai pu l'écouter pendant des heures et j'eus l'impression que beaucoup de temps était passé quand je repris mes esprits et sa cigarette n'était pourtant consommée qu'au deux tiers quand il s'arrêta de parler.

Son sac à dos était accroché à un des deux cadenas qui fermaient les deux grosses chaînes métalliques ceinturant les deux battants métalliques. Le sac était en cuir ocre, élimé. La pierre était accrochée au dessus du sac par un fin lacet noir, passé par le trou parfaitement rond de sa partie la plus fine. La pierre était oblongue, d'une couleur ocrée et pouvait être contenue dans un poing serré et je me demandai si je pouvais trouver un de nos galets avec cette  finesse dans la texture et dont la couleur pouvait se rapprocher de cet orangé, tenant plus du végétal que du minéral, et je savais bien que non. J'aimai beaucoup caresser du doigt les galets usagers que je récupérai de ci de là lors de mes promenades solitaires. J'imaginai le plaisir unique de caresser cette pierre-ci. Je ne pus m'empêcher de l'interroger.
Cette pierre me parait extraordinaire.
Elle l'est.
Tu l'as trouvé où ?
Dans les Blacks Mountains.
Tu as l'air d'y tenir. Elle représente quoi pour toi ?
Le souvenir du passage.
Quel passage ?
Le passage vers la clarté. La clarté du dedans.

Je n'y comprenais rien. Cette conversation n'avait ni queue, ni tête. Je décidai d'y couper court et de prendre le chemin du retour ; je  lui demandai s'il avait besoin d'aide pour ce soir et il me dit que non et il me sourit. Il tira une dernière fois sur sa cigarette et la jeta dans le filet d'eau sur sa gauche. Je me retournai en le saluant et retourna au petit parking.  Les cris des crapauds se mélangeaient aux chants des oiseaux qui avaient baissé d'intensité. La chaleur était moins oppressante et je me demandais bien pourquoi. J'entendis des voix venant du jardin de derrière la haie. Au moment où je sortais du chemin empierré pour regagner le bitume, le gamin au vélo rouge me fit faire un bond de côté. Il avait élargi son circuit aux limites extérieures du parking et je ne l'avais pas vu arriver. Et il y a peu je l'aurais invectiver. Je me surpris à sourire.

En laissant retomber mon bras droit que j'avais levé sous le coup de cette surprise, ma main effleura quelque chose de dur placé dans ma poche que je savais vide. Je m'arrêtai. Je sortis la pierre trouée de ma poche et la mis dans ma paume et serra le poing. La sensation que je ressentais était exactement celle que j'avais imaginé en la découvrant sur le sac de l'homme. Je décidai de la lui ramener.

L'homme n'était plus devant le portail cadenassé. Je restai un moment devant la barrière me demandant si j'avais rêvé. Puis je me tournai sur la gauche et je vis le mégot jeté par l'homme flotté sur le filet d'eau qui longeait le chemin. Je me rappelai ses étranges dernières paroles. La clarté. La clarté du dedans.


  Le texte de Gaëla

 
  La nuit est presque tombante. Chaque pas alourdit mon corps. Dans cet entre-deux, je me souviens de la raison pour laquelle je suis ici. Mon souffle perd de l'ampleur, ma vue sa profondeur de champ. C'est comme si mon cerveau s'absentait de moi-même et ma conscience se dissolvait dans la série un peu disparate des éléments qui m'environnent. Je perçois au loin un mince clapotement qui me ramène à un état primitif - à cet état d'avant l'action. Soudain me vient à l'esprit l'idée que je ne suis plus de ce monde, que je suis un autre, ou que d'autres me supplantent pour être rendus visibles au monde entier. Je me perds en conjectures, oubliant ma fuite, devenue fortuite, accidentelle. Des herbes sauvages me cisaillent les chevilles, folles à lier dans cette torpeur qui me lie à moi-même. Jamais je ne me serais douté. Ma nuque, dans un fléchissement sonore, stoppe le mouvement indolent de mes pas -menant mon corps sur sa pierre d'achoppement. L'herbe rasée du lointain de ces champs laisse percevoir une campagne qui s'est tue. Et qui meurt. Je ne verrai plus de ces couchers de soleil qui me ravissaient tant. Quand soudain ma conscience s'accélère, et je reprends ma fuite.

Je cours, blessé, une main sur l'épaule. Perçois à travers la moiteur de ma main une opacité que je crois reconnaître ; ils m'ont bien eu, les salauds! Ma main tâchée d'un sang noir et épais. Et quel est l'autre salaud qui nous a dénoncés. Le soleil couchant sera ma défaite. L'opération de sabotage a échoué. Maintenant il faut filer au plus vite. A travers les broussailles, je me love et essaie de ne pas perdre de vue la voie de chemin de fer. J'entends encore les chiens hurler à la mort. J'ai mal, j'ai peur. Là-bas, une échappée possible ; j'aperçois une trouée sous la voie ferrée : probablement celle qui est mentionnée sur le plan ; c'est le chemin que je dois emprunter pour rejoindre Castanet, notre lieu de repli. Il me reste encore quelques mètres, mais je m'essouffle et ralentis ma course. A l'horizon se dessinent les champs de colza qui semblent se refléter dans le ciel ; deux étendues planes qui réduisent ma ligne de fuite. Je lève les yeux au ciel. Je marche à présent, difficilement. Parvenu à l'endroit du tunnel, je m'effondre. Ma main engourdie ne suffit plus à stopper le sang qui s'échappe de ma poitrine. Je déchire mon pantalon, et cette nouvelle pression m'éloigne de la perception que j'ai de mon corps et de ma souffrance ; quand j'entends un craquement proche. Une silhouette se dessine dans le jour finissant, je n'espère plus rien, ne parviens pas à distinguer l'uniforme : ami ou ennemi, proche ou lointain. Ma conscience se décompose. Les pas se rapprochent, l'homme se poste devant moi, tel le golem des récits de mon enfance. Pourquoi t'es venu ici? Je ne suis pas venu ici. Je ne fais que passer, répondis-je d'un air hagard. L'homme tira sur sa cigarette. Moi aussi, dit-il. C'est pareil pour moi. Je ne fais toujours que passer. D'ailleurs je ne suis que passage, pur passage, articule-t-il dans un ricanement sonore. C'est un homme sans âge ; quelques rides profondes strient son visage et marquent son histoire. Du haut de mes dix-sept ans, je pressens que le combat est inégal. Adossé à la paroi du souterrain, il me scrute, tout en restant attentif aux variations de la pénombre. Il doit venir d'un endroit plus proche encore que celui que son corps habite. L'obscurité n'a pas l'air de lui faire peur tandis que pour moi, elle est une menace. "Que préfères-tu?" me dit-il : "Une partie d'échec, un conseil avisé, une énigme à résoudre?" Je ne parviens pas à prendre la mesure de ce qu'il me dit, quand soudain son cynisme m'apparaît avec clairvoyance comme un signe de reconnaissance, comme la seule échappatoire possible. Toute crainte s'est évanouie. J'attends, et cette attente n'est fractionnée par aucune seconde. Le temps n'a plus prise sur moi. J'écoute. De nouveau il va parler. "Tu vois, comme toi j'achève ma course - pour aujourd'hui. Passe ton chemin. Je m'en vais habiter d'autres corps, je m'en vais habiter d'autres lieux. Passe ton chemin. Passe ton chemin. Demain tout cela ne sera plus que vestiges d'une humanité perdue". Ses yeux oscillent de l'espace que j'occupe aux parois du tunnel, dilatant ainsi mon dedans. Puis son regard se pose, lumineux, sur une suite de signes gravés dans la pierre brute ; il cligne des yeux, très lentement, comme pour me signifier que la clef réside là, au creux d'interstices muets transpirant d'humidité. Je comprends le lien qui existe entre l'apparition de cet homme et mon destin. Je n'ai pas échoué. Je renaîs à moi-même, dans le souvenir de cet alphabet perdu enfoui au plus profond de moi.

L'homme écrase sa cigarette au sol, me toise de son regard d'acier, puis me contourne pour se dissoudre dans la nuit. C'est fini. Je suis libre. Libre, serein, de la liberté du dormeur du val, de la sérénité de mes dix-sept ans retrouvés.

 


  Le texte de Corinne

Voilà, ma journée est finie. Je file à La Cadène, retrouver Alice, ma chérie qui y loue une chambre d’étudiant. Il y a un étage pour les filles et un pour les hommes, je dois donc m’y faufiler en toute discrétion. Ah ! L’amour, ça me donne des ailes. Je tourne  au carrefour qui relie la voie rapide, la route de Baziège et le centre du village de Labège. Je quitte le trafic routier et son environnement sonore  et  me dirige par l’Occitane vers le lycée  où la verdure est déjà annonciatrice de bien-être. Je laisse ma voiture le long du self, afin de ne pas me faire remarquer. Je suis léger comme une plume. Je réfrène mon envie de chanter. Mince, un gars est là dans le soir tombant.  Il est trop tard pour faire demi-tour.  Il m’interpelle.

-        Pourquoi t’es venu ici ?

-        Je ne suis pas venu ici. Je ne fais que passer.

 L’homme tira sur sa cigarette. – Moi aussi, dit-il, c’est pareil pour moi.

-         C’est faux tu loges ici. Moi, je ne fais que passer !

-         Passer où ? La route s’arrête ici ! On peut y venir puis en partir, mais ce n’est pas un passage.

-         Mais tout est passage, la vie est un passage. Cette entrée est un passage.

-         Tu fais  psycho, ou quoi ?

-         Dis donc, tu commences à me plaire…

               Un silence assourdissant se jeta entre nous. Je fis quelques pas sans trop m’éloigner du bâtiment car la nuit était tombée et la présence de cet homme devenait  pesante. De temps en temps, furtivement je l’observais. Très carré, la trentaine, il fumait rageusement en tenant sa cigarette le poing fermé. Il faisait frais et l’homme ne semblait pas vouloir bouger.  Le règlement est strict, si on me voit entrer dans la chambre d’Alice, elle peut  être renvoyée.

            Deux jeunes s’approchèrent, regardèrent  l’homme avec insistance puis passèrent leur chemin. Une voiture lentement  se gara face à l’homme, fit des appels de phares mais mon voisin resta immobile adossé au mur. Visiblement, j’étais de trop. N’aimant pas les problèmes, je m’éloignais.

-  Salut, lançais-je.

-  Salut, bougonna t-il en éjectant son mégot à terre.

            L’idée me vient d’un autre passage à l’opposé. J’entreprends donc de faire le tour du bâtiment en forme de U en le contournant. Je marche dans la nuit, un train de marchandises fracassa le calme.  Je n’y vois rien et me guide entre le mur en crépi et la butte herbeuse qui longue la voie ferrée. Demain c’est la fête des mères, j’irai voir maman. Les herbes sont hautes et humides. J’imagine Alice se brossant les cheveux comme chaque soir puis se les tressant  telle une indienne. Je vais évidement  louper ce moment magique, si plein de sensualité et de douceur.  J’accélère la cadence, j’aimerai pouvoir chanter, mais il me faut rester discret.  Voilà le deuxième angle dépassé et j’aperçois la forme sombre de la serre.  Le prochain angle est légèrement éclairé par la cour. Je pense alors que j’ai oublié mon sac dans la voiture. Tant pis. Ce soir Rolland Garros est sur la 2 et Alice n’a pas la télé.  Je m’étonne moi-même de choisir de ne pas voir les matchs et préférer vivre ce gymkhana pour les beaux yeux d’Alice. Encore dans la pénombre, je sors mon portable et joins Alice.  C’est le répondeur…

-  Allo, ma déesse, j’arrive. Dernière longueur, je touche au but. Je longue la façade, tous les volets sont fermés. Personne ne  se trouve près de la porte mais des voix et des cris me parviennent.    

         Je cours mais juste devant la porte, mon téléphone sonne et sa mélodie stridente me semble une trahison dans ma stratégie de passer inaperçu.  Une bande d’excités sortent de je ne sais où et en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, l’homme à la cigarette m’alpage violement  en vociférant. Un autre, au nez cassé attrape mon portable et le fracasse à terre. Je reçois des coups.  Je ne perçois plus les visages mais le bas de jeans et de  volumineuses Caterpillar qui s’enfoncent dans mes côtes. Quelques volets s’ouvrent et j’en profite pour m’échapper.  Je repars en direction de la serre, la dépasse, grimpe le monticule herbeux et commence à courir le long de la voie.  Je pense que la bande a abandonnée lorsque j’aperçois l’un deux  à une dizaine de mètres. Puis un second. Et puis les deux autres. Je voudrai m’expliquer mais mon instinct me dit de filer. Je redescends en direction du village à travers champs, passe le rond-point puis emprunte en courant le chemin du collège Périgord. Je fais une halte, haletant près du Tricou mais la bande est toujours à mes trousses et me pousse à déguerpir. Si je trouve une maison ouverte, j’y  demanderai asile. La rue du Bardou, me fit penser à mon grand-père qui aimait me donner l’origine des noms.  Je traverse la place et pénètre dans les jardins de la maison Salvan qui est jonché de fenêtres. Je n’ai pas le temps d’y réfléchir. J’aurai préféré des portes, des portes ouvertes sur une aide.  Je me faufile dans l’impasse du Moulin à Pastel, si vivante avec au plein milieu un escabeau et plus loin un jouet d’enfant. Mais où est ce petit et où est ce bricoleur ?  Ma respiration est si forte que je redoute qu’elle ne me fasse repérer. Je passe une manche sur mes yeux pour éponger la sueur qui me trouble la vue. Enfin, j’essaye d’écouter les indices sonores de mes poursuivants. Je n’entends que mon cœur qui bat et au loin une famille qui joyeusement dessert la table. J’envie leur insouciance. Au 13 de la rue de l’Ancien Château, je trébuche devant la maison aux volets bleus, fais une pause au 17 au pied d’un portique aux deux boules blanches puis au 19 à l’angle de la rue d’Occitanie, mes pieds s’enfoncent dans l’asphalte fraichement étalée.  Je file à travers les logements HLM, m’engouffre dans le souterrain et me traine jusqu’au centre commercial, désert à cette heure ci. Miracle un bus s’arrête, et je m’y engouffre.  Le chauffeur doit me demander si tout va bien ; et lorsqu’il tourne route de Labège,  j’aperçois au loin l’homme et sa bande. Que me voulaient-ils ? Que faisaient-ils ?
 Je me dirige vers Toulouse.

Et mon esprit se vide. Tant d’idées se sont imposées en plein action suivant le tempo de mon activité physique.  Avachi sur la banquette, me laissant balloter, mon rythme cardiaque en pleine accalmie, une seule pensée me vint ; en fait, c’est ce soir que je souhaiterai la fête des mères.

 


Le texte de Jannick 
 

    La bête avait soif…Un vampire qui réclame ses litres de sang plomb. Il fallait la satisfaire très vite à en croire la jauge, et dans mon propre intérêt…Je quittai donc la départementale à la hauteur du village de Labège vers un petit centre commercial en bord de route. Un endroit comme il en existe partout, sans âme, désert à cette heure que les anciens appellent «  entre chien et loup ». Quelques réverbères à la lumière jaunâtre éclairaient radinement la station service au doux nom de « Kaï Service » écrit en couleurs flashy. Deux pompes à essence vert- pomme, un panneau d’affichage des prix de même couleur, le tout souligné de rouge et jaune. Louable effort pour créer une ambiance joyeuse, mais c’était tout sauf ça…Juste un endroit de passage, passage obligé qui plus est, pour pouvoir continuer à tracer la route.

Je sortis de la voiture, mis ma carte bancaire dans la fente surmontée d’un grand CB, tapai le choix de carburant et laissai le cordon ombilical déverser son sang plomb.
J’eu soudain l’impression étrange de faire de la figuration dans une scène que je connaissais par cœur…un homme seul dans une station service, pas âme qui vive autour de lui et ces couleurs criardes qui n’arrivaient pas à donner le change… Où avais-je déjà vu tout ça ? Ou bien l’avais-je déjà vécu ? Comme dans ces récits de
phénomènes paranormaux qui tantôt me font hurler de rire et tantôt me glacent  l’échine. Cela me revint tout à coup… Hopper ! Le fameux tableau qui toujours m’a fasciné, comme s’il parlait de moi, d’un pan de ma vie dont j’ignorai encore tout mais qui m’attendait quelque part… Je secouai la tête pour chasser ce malaise qui m’envahissait. Hopper, avait peint des pompes à essence rouge vif et non vert pomme…rien à voir, juste une ambiance assez proche pour être troublante.

Je m’efforçai de regarder autour de moi. A droite de la station service, la Banque Populaire avait tenté un look architecture branchée  tempérée de briques pour la couleur locale. Toutes les fenêtres étaient obstruées par des stores à lamelles. Une seule lumière éclairait un distribank installé dans un renfoncement.

En face, la BNP-Paribas affichait une mine plus modeste que sa concurrente, sans doute pour reconquérir la confiance du client. Une accroche publicitaire proclamait « Ne faites plus un projet sans nous en parler ! ». Il n’y a que les banquiers pour avoir une telle arrogance…

À l’entrée du petit centre commercial, une cabine de photos d’identité en libre service. Et juste à côté, un vidéo-club vous mettait en garde «  N’oubliez pas vos DVD dans le distributeur ! ». Tout ça évoquait furieusement la chaleur humaine…

C’est alors que je le vis, il me tournait le dos, occupé à retirer sa commande au distributeur du video-club. Avant même qu’il se retourne, je l’avais reconnu. Il me fit face et s’avança lentement vers moi. Cette démarche claudicante, cette mèche de cheveux gras éternellement plaquée sur son front…J’arrêtai le distribution du sang plomb et remis le bouchon. Il était déjà près de moi.

Pourquoi t’es venu ici ?

Je ne suis pas venu ici, je ne fais que passer.

L’homme tira sur sa cigarette.

Moi aussi, dit-il. C’est pareil pour moi. Je ne suis que le passeur de message

Il me tendit le DVD.

Un film de Hitchcock avec le titre en noir sur fond rouge…
«  La mort aux trousses ».

 

 


  Le texte de Sébastien

 

 Ma dernière chance de quitter ce monde approchait et le Portail restait hors de vue. Mes indications le situaient près du cimetière du village, six pieds sous la voie ferrée. Le site réputé dangereux, je scrutai les haies du cimetière, les taillis et les herbes hautes en bordure du remblai du chemin de fer, nerveux à l’idée de ce qui pouvait s’y tapir plutôt qu’à la vue des tombes. Je m’engageai sur une bande de terrain, prise entre la clôture du cimetière et le pierrier raide de soutènement des rails, et suivis les lignes d’herbes jaunies, crachées par la tondeuse, jusqu’aux frondaisons où le rapport marquait l’emplacement de la dernière embuscade en date. Le crépuscule portait les chants sereins des merles dans l’air tiède et les compteurs monotones des criquets ne relevaient aucune activité. Je peinai à imaginer un Veilleur des Seuils ramper sous le feuillage et entre les hautes herbes laissées en bordure, tant aspirait à la paix ce bout de couloir de la mort. Une aire circulaire, recouverte d’une mince couche de fumier, parfaitement déplacée sur le gazon, marquait cependant le dernier repas d’un Veilleur, récent d’après l’humidité résiduelle de ses reliefs. Je trouvai un passage au milieu des herbes parsemées d’orties et d’orge sauvage, foulées par un rassurant pied humain. La sente gravissait ensuite le remblai et semblait éviter le ruisseau qui s’écoulait en murmures tranquilles en aval.

Le Portail se dévoila enfin, correctement indiqué sous les rails. Son iridescence verdâtre lançait des reflets chatoyants sur les murs incurvés du tunnel sombre au milieu duquel il flottait. Le tunnel datait d’au moins la dernière guerre mondiale et criait des âmes torturées alors, non comestibles pour le Veilleur. Un étroit quai de ciment longeait chaque rive et marquait mes pas d’un écho malvenu. Au bout du tunnel, une volée circulaire de marches suivie d’une sente de terre escarpée me mena sur les rails sur les flancs desquels le soleil couchant se reflétait. Aucun signe de Veilleurs sur la piste du dernier clandestin en partance à ma connaissance. Un train lourd et rapide provoquerait bientôt un remous particulier dans le champ électromagnétique local qui déclencherait l’ouverture unique du Portail, le temps qu’un seul Voyageur s’y glisse puis il cesserait d’exister, hormis sous la forme de subtiles fluctuations quantiques rémanentes hors du champ de perception humaine. Je redescendis sans bruit dans le tunnel au bout duquel retentit le bruit d’une conversation féminine et gaie. Je me préparai à affronter les importunes mais les voix refluèrent bientôt à mon soulagement. Soudain, je sentis l’odeur de tabac que l’on vient d’allumer et vis un léger nuage de fumée me dépasser. Un de mes semblables, tapi contre la clé de la voute romane, se laissa choir dans mon dos, un pied sur chaque quai. La silhouette de sa haute stature masculine se découpait sur la lumière à l’extrémité du tunnel. Une douzaine de questions se bousculèrent dans mon esprit et se figèrent lorsque le bout incandescent de sa cigarette illuminèrent son regard d’acier :

Pourquoi t’es venu ici ?

Je ne suis pas venu ici. Je ne fais que passer.

L’homme tira sur sa cigarette. Moi aussi, dit-il. C’est pareil pour moi.

Il ramena son pied sur le quai d’en face, son long corps vouté contre la paroi.

Les rails tremblèrent une seconde au-dessus de nos têtes. Je m’élançai vers le portail et sautai d’un rive à l’autre. Il fit de même et se rua vers moi. Le train passa en trombe. Une seconde plus tard, il était parti. Le Portail et le clandestin à la cigarette aussi. J’étais définitivement coincé dans ce monde. Une plainte indicible s’éleva du cimetière, le hurlement sourd d’un Veilleur de Seuils à l’affût.

 

 

 












 



   Texte de Richard (L'animateur)


La nuit tombant, j’avais fui. Je ne savais quoi. L’angoisse rivée aux tripes. Empli d’une prémonition inexplicable, et me sentant suivi, poursuivi. Et pourtant, autour de moi, le désert. Pas un passant, pas un piéton. Aucune silhouette, même lointaine. Juste cette impression tenace d’un danger indéfini, d’une menace inexorable.

Je remontai la rue de l’Autan, arrivai face à la médiathèque. Façade froide, verre et métal. Pas de lumière à l’intérieur, mais à l’extérieur des spots projetant sur moi leurs jets coniques de lumière zénithale, qui déformait. Tel une mouche, je butais contre la porte vitrée, fermée à clef, où se refléta instantanément un faciès aux traits imprécis, nappé d’un vert terreux, olivâtre, décomposée. Une face de zombie. Il me fallut deux secondes pour l’admettre : c’était mon visage ! Je me vis soudain vieux. Très vieux. Mon cœur s’oppressa. Moi, un vieillard ! Impossible ! L’idée même de vieillir me révoltait. Je refusais de vieillir. Je ne voulais pas mourir. Je fermais les yeux et fouillant dans ma mémoire je convoquais le souvenir de moi-même quand j’étais jeune. Mais cela ne fut d’aucun effet ; pas une trace de jouvence ne vint couler dans mes veines et radoucir mes traits.Quand je rouvris les yeux, j’eus de nouveau dans mon champ de vision cette trogne de mort vivant qui m’observait avec inquiétude.

Révolté contre ma propre impuissance, je fis volte-face et partis à marche forcée, à demi titubant, à travers les plantations du jardin jusqu’à la lisière d’un fourré plus dense, hérissé d’une végétation sauvage. Peut-être espérai-je ainsi échapper à moi-même ? J’étais ridicule, pathétique. Très vite, je vins buter contre une clôture, dont le grillage déformé était surmonté d’un fil de fer barbelé, enjolivé par endroits de quelques vieilles toiles d’araignées filandreuses. Impossible de poursuivre. Je me sentis soudain piégé. Comme un rat ! Où aller ? A droite, vers l’aire goudronnée du parking ? Je risquais d’y rencontrer quelqu’un et ne voulais pas que l’on me vît avec cette mine de déterré-là !

 J’optais pour la gauche, où je devinais un passage, formé par les piétinements répétés, et qui s’enfonçait dans le sombre, entre bambous, fusains, pyracanthes, ronces, orties et sorbiers.

Ce passage, sous la voûte végétale formait un tunnel ; il fallait baisser l’échine pour s’y faufiler. Au bout de quelques mètres, je découvris, à main droite, une brèche dans la clôture effondrée. Je m’y glissais et pénétrais dans un sous-bois au sol jonché de lierre, de mousse et de feuilles sèchées, moisies. Et ce fut à ce moment-là que, me griffant à une ronce agressive, je perçus un craquement proche, comme provoqué par un déplacement.

« Il y a quelqu’un », me dis-je, constatant la présence d’une cabane à demi effondrée, qui m’était jusqu’à présent restée invisible, dissimulée par un rideau de branches et de feuillages enchevêtrées. Je me posais sur des brindilles et je tendis l’oreille. Il me sembla entendre un souffle. Mais c’était le mien ! Un ramier décolla dans le haut de la frondaison, émettant un bruit caractéristique de battements d’ailes. Il fuyait.

Il y avait donc quelqu’un.

Je commençais à rebrousser chemin, mais mon pied se prit dans une racine et je chutais lourdement. Je me retrouvais sur les genoux, à quatre pattes et c’est quand je tentais de me relever que je vis une silhouette émergeant de l’ombre, à hauteur du cabanon de planches vermoulues.

Il me sembla que c’était un homme. Il était tout de noir vêtu, et très maigre, vêtu d’un imperméable  nouée à la taille, et portant bizarrement un borsalino noir, des lunettes de soleil, du genre ray ban, qui lui donnait un air louche de rocker des années 60 et de junky tout à la fois. Il avança de trois pas lourds dans ma direction et je me sentis comme paralysé, accablé, incapable de me relever, tel un insecte épinglé sur la planche du naturaliste.

Il se campa alors, jambes écartées,  à deux mètres de moi qui n’osait pas bouger et tira de sa poche un paquet de cigarettes. Il en prit une, qu’il porta à ses lèvres et l’alluma avec des gestes lents, à l’aide d’un briquet dont la flamme vacillante irradia son visage à la peau jaunie, parcheminée, à la mâchoire carrée.

Deux pas encore, et il fut au-dessus de moi. D’une voix d’outre tombe, caverneuse, il lâcha :

Pourquoi t’es venu ici ?

Je ne suis pas venu ici. Je ne fais que passer.

L’homme tira sur sa cigarette. Moi aussi, dit-il. C’est pareil pour moi.

Vous ne faites que passer ? Vous êtes donc un étranger ?

Etranger, si tu veux. Disons plutôt, missionnaire. En mission commandée.

Je ne comprends pas, mission commandée de quoi ?

Ne sois pas impatient, tu comprendras, et disant cela, sur un ton à la fois amusé et menaçant, il me tendit son paquet de cigarettes dont l’une dépassait.

Tu fumes ? me demanda-t-il.

Je lui fis non de la tête et soufflai : Merci.

Il me toisa et affichant une sourire entendu : Tu as tort. 

J’avais tort ? Et pourquoi, j’étais bien libre !

 Oui,  tu es libre. Tous les hommes sont libres, me rétorqua-t-il comme s’il avait lu dans mes pensées. Tu es libre comme les autres hommes. Mais tu aurais dû accepter, car cette cigarette est la dernière. Celle du condamné. Elle est comprise dans le contrat. Et maintenant, ajouta-t-il en durcissant le ton, voici de quoi satisfaire ta curiosité.

Je vis alors dans sa main l’arme qu’il sortit de la poche de son imperméable et dont il dirigeait le canon sur moi.

Je basculais, tentais un roulé boulé avant de fuir, comme fui le gibier traqué.

Le coup de feu partit et s’étira à l’infini.

Il y eut un éclair aussi long que le big bang.

J’étais mort.

J’avais devant moi l’éternité.

 

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18 mai 2009 1 18 /05 /mai /2009 10:57

intitulé de l’atelier

Des lieux d’ici : une approche personnelle, sensorielle et spatiale de Labège

 

Cécile

 

1.   L'école de musique, qui résonne de 1000 sons, m'envahit de son imposante stature.

2.   Dimanche ensoleillé, dans la joie d'une église rougie par la Haute-Garonne

3.   Médiathèque de Labège, lecture, écriture dans un cadre de calme et de passion

4.   Cabinet médical, odorat crispé un lieu toussant

5.   Pharmacie n'est que stress, déception, agacement ou tristesse.

 

  Renaud

 

1.   La terrasse de la médiathèque où le lecteur paisible goûte son plaisir.

2.   La double rangée des platanes du Canal du Midi fait tomber sur les péniches de passage des ombres passagères.

3.   L'impasse Soupetard, dont l'abri offert par le porche de la maisons aux capucines est une halte de silence.

4.   Au terrain de football, les voisins dans leurs tombes.

5.   La place Saint-Barthélémy, où l'odeur de kérosène se mélange aux effluves de crottes de chien et des plats du restaurant.

6.   Le parc ombragé qui apporte au promeneur solitaire  la joie d’entendre des rires d’enfants.

 

 


  Gaëla

 

1.   15h30, rue Tournamille, en échos étouffés, des voix d’enfants lors d’après-midis lourdes, et un sifflet – comme un martèlement sonore

2.   Bien au-delà de la route de Baziège, les montagnes, dures, à l’horizon, laissant présager un ailleurs possible

3.   Sur la place Saint-Barthélémy, fin de matinée, effluves d’ici, irradiant, et me menant par le bout du nez

4.   Chemin de Canteloup, trou noir et perte d’équilibre, chute et bris divers, la terre, meuble et ocre, presque le goût du sang.

5.   Dans le parc de l’Ancien Château, quelques silhouettes, presque translucides, lovées au creux des arbres, caressant les feuilles et se glissant langoureusement vers la terre.

 


Thierry

 

1.   Au bord  de la voie ferrée, amas d’herbes coupée : puanteur

2.   Restaurant ô Paisible, verres à vin taille XXL, le froid du verre et la chaleur du lieu.

3.   Centre Commercial Labège, trop de bruits, de mouvements, trop de tout, besoin d’air pur.

4.   Rue Baratou, sens interdit : rage.

5.   Par de Labège, le soir, coucher de soleil en cinémascope

6.   Entre cimetière et voie ferrée, calme déchiré par un train à toute allure.  

 


 

  Corinne

 

1.   Les gens attendent le printemps, comme les peintres, comme les fleurs.

2.   Sur le plan d’eau,

Flic

      Tap

          Flop…

La marche des badeaux

 

3.   Rue du Colombier

Où tes pas t’ont mené

Qu’as-tu vu s’envoler

Du vieux pigeonnier ?

 

4.   Marcheur du dimanche

Quitte la route de Baziège !

 

5.   Moulin à pastel

Où sont tes ailes

Qui touchent le vent ?

 

6.   Square ouvert

Goût d’enfance.

 


 

Jannick

 

1.   Carrefour, les portes s’ouvrent sur votre passage, on passe de la lumière du soleil à celle, artificielle, des néons.

2.   La médiathèque, un condensé de plaisirs à venir, que l’on caresse du doigt dans les rayonnages de livres serrés les uns contre les autres.

3.   Les arbres de l’école maternelle ont dépassé de beaucoup la taille des enfants qui les ont plantés, il y a fort longtemps. Seul reste intact le goût des cerises.

4.   Canal du Midi : il existe près des écluses un bas quartier de bohémiens où la belle jeunesse s’use à démêler le tien du mien. (Citation de Louis Aragon).

5.   Dans l’église, la poussière a une odeur de cierge et d’encens mêlés

6.   Si la nuit vous arrive le bruit du train, c’est que le vent d’Autan se prépare à vous pourrir la vie.

 


 

Sébastien

 

1.   La mélodie échappée du saxophone qui rien n’arrête sur le plan d’eau vient se heurter à la pauvre gaieté de la musique des terrasses

2.   Aubépine ou églantier, quel nom pour ces arbustes à l’odeur enivrante. Le printemps enfin. Une fée sous les fleurs blanches m’emmènera-t-elle loi n d’ici ?

3.   Près du canal, les remugles des cuves de retraitement des eaux usées se mêlent aux fraîches odeurs moussues de la nature qui s’éveille au crépuscule.

4.   Les fibres du vieux banc de bois sous mes mains, du haut de la colline au coucher du soleil. Un peu de verdure comme un poumon que la gangrène urbaine gagne inexorablement

5.   Le lambeaux de bœuf à la sauce sucrée salée et piquante, cuits au barbecue, appellent la bière fraîche d’été sur ma terrasse, et les souvenirs de Tokyo et de Séoul, loin déjà.

6.   Les néons rouges et bleus des restaurants au bord du plan d’eau se reflètent sur l’onde noire. 

 


 

 

Marrit (Arrivée en retard à la séance, elle n’a pas pu participer à tout l’exercice)

 

1.   La salle des fêtes, les cris des élèves de Dominique Savio qui courent dans tous les sens, le plaisir des rencontres des familles, le partage des gâteaux et le vin chaud fait maison, au marché de Noël.

2.   Le quartier Saint-Paul, Rudy et les canards qui nous font signe, du plaisir à se revoir.

3.   Impasse du Bois Joli, le chêne d’une centaine (centenaire) qui nous invite majestueusement à nous asseoir sur le banc sous la protection de ses branches et ses feuilles.

4.   Dans la salle des jeux de la maternelle, des Labégeoises vibrent sur un rythme africain.

5.   Sur la colline de la Fontaine Saint-Sernin, le silence et la vue imprenable nous rendent (donnent) soif




Deuxième phase de l’exercice

 

Les productions ayant été mélangées, ont été redistribuées. Il s’agit maintenant d’écrire une déambulation dans Labège, en utilisant tout ou partie des productions. Pour écrire ce texte, il faudra commencer par une citation choisie parmi les citations suivantes (qui feront en quelque sorte office d'amorce)

 

 

Encore un peu de jour au bord des toits et aux pointes des arbres.

(tiré de Pierre Reverdy La tête du monde, in Sources du vent, p.54, Poésie Gallimard)

 

ou

Une rangée d'arbres là-bas au loin, là-bas vers le coteau.

(tiré de  Le Gardeur de troupeau, Fernando Pessoa, Poésie Gallimard, p.97)

 

ou

Le soleil apparaît comme une pomme d'arrosoir en cuivre.

(tiré de Hors les murs, Jacques Réda, Poésie Gallimard, p.11, )

 

ou

Une tache de lumière orangée sur les feuilles mortes.

(tiré de Travaux d'approche, Michel Butor, Poésie Gallimard, p.107 )

 

ou

Je bourlingue

à travers le lait tendre des lumières

(tiré de Les armes miraculeuses, Aimé Césaire, Poésie Gallimard, p.53, )

 


 

Le texte de Cécile

 

Le soleil apparaît comme une pomme d'arrosoir en cuivre. La matinée commence... non... la journée débute. Le vélo glisse sur la route et j'atterris dans un tintement à côté de ce qui fait la joie de la Haute-Garonne. La double rangée des platanes du Canal du Midi fait tomber sur les péniches de passage des ombres passagères.
Douce journée qui s'annonce, mais déjà j'accélère.
Les grandes surfaces n'attendent pas!
Carrefour. les portes s'ouvrent sur les passages... Je passe de la lumière du soleil à celle, artificielle, des néons..
Après des achats faits dans une amertume non cachée, l'air pur, non conditionné, la lumière, naturelle, et mon vélo, continuant son tintement vigoureux, je rentre chez moi.
15h30, rue Tournamille, en échos étouffés, des voix d'enfants lors d'après-midi lourdes, et un sifflet, comme un martèlement sonore. Sursauts... puis dépôt... d'un enfant agité, ramassé à la petit cuillère...
16h00, la terrasse de la médiathèque où le lecteur paisible goûte son plaisir me fera le plus grand bien !
Puis c'est à la chorale, dans une école de musique, qui résonne de 1000 sons,qui m'envahiront de son imposante stature.
19h00... Enfin, enfin après un cinéma Gaumont, envahi de bruits et de foules incessantes, un tour de lac, où résonne, seulement, agréablement, la mélodie éclopée du saxophone que rien n'arrête sur le plan d'eau...Vient s'y heurter la pauvre gaieté de la musique des terrasses, pauvres sons qui n'enchantent pas grand monde !

Voilà, Voilà une journée sans doute banale, mais remplie de sensations. Les sens comblés, je m'endors.

 


 

 Le texte de Renaud

 

Encore un peu de jour au bord des toits et aux pointes des arbres. J'ai commencé ma marche par longer la voie ferrée, au bord de laquelle se trouve un amas d'herbe coupée. Puanteur. Besoin d'étendue d'eau, d'espace. Quelques minutes m'amènent au bord du plan d'eau où, plus tôt dans la journée, flic tap flop, la marche des badauds tapait la mesure avec les clapotis. Quelques voitures passent et se dirigent vers la place Saint-Barthélémy où le restaurant Ô Paisible ouvre ; verres à vin de taille XXL, le froid du verre et la chaleur du lieu... Ces sensations me sont familières. J'ai atteint la place. L'odeur du kérosène se mêle à la... Vraiment ?
Non... Mais.

 


 

Le texte de Gaëla


Je bourlingue
A travers le lait tendre des lumières, et au petit matin, j’aperçois un écriteau surgissant de nulle part : « Marcheur du dimanche, quitte la route de Baziège ! » J’obtempère, car à enfreindre trop souvent la loi, il est vrai qu’on la perd, la foi. Moi qui m’écriais hier au soir : « Misère, ce centre commercial de Labège, trop de bruits de mouvements, trop de tout. Besoin d’air pur. Voilà que soudain, on y pense, à ceux qui s’y perdent. Mais j’hésite à sauter le pas. Ce n’est pourtant pas grand-chose, et cette fois c’est décidé : - cabinet médical, odorat crispé dans un lieu toussant. J’ai trop peur de faire de mauvaises rencontres. Alors je plonge tête baissée, et me rappelle cette maxime célèbre ; à ce moment précis, où je crois perdre la mémoire :


Le texte de Thierry

 

Encore un peu de jour au bord des toits et aux pointes des arbres. La pharmacie n’est que stress, déception, agacement, tristesse. Fox m’entraîne vers le square ouvert au goût de l’enfance, dans ce parc de Labège au coucher de soleil en couleur cinémascope. La joie d’entendre les rires d’enfants, offerts au promeneur solitaire. Le chien continue vers son terrain de jeu, entre cimetière et voie ferrée, le calme est alors déchiré par un train à toute allure.

Dans le crépuscule, les néons rouges et bleus des restaurants, au bord du plan d’eau, se reflètent sur l’onde noire.

 


Le texte de Corinne


 Je bourlingue à travers le lait tendre des lumières. Chemin de Canteloup, trou noir et perte d’équilibre, chute et bris divers, la terre, meuble et ocre, presque le goût du sang, s’invite à mes basques. Une halte. Les fibres du vieux banc de bois, rugueuses sous la fine peau de mes doigts, me réveillent. Du haut de la colline, au coucher de soleil, un peu de verdure comme un poumon que la gangrène urbaine gagne inexorablement et que j’ai du mal à quitter.

Je suis dans mon rêve, où mes pas me mènent, il existe ici, près des écluses un bas quartier de bohémiens où la belle jeunesse s’use à démêler le tien du mien. Mes pas me portent place Saint-Barthélémy, des effluves irradiants me tirent par le bout du nez. Puis m’éveillent les bruits de marelle de l’école maternelle où les arbres ont dépassé de beaucoup la tailles des enfants qui les ont plantés, il y a fort longtemps. Mais aujourd’hui, c’est maintenant !

 


Le texte de Jannick

 

Une tache de lumière orangée sur les feuilles mortes. Morts aussi au terrain de football, les voisins dans leurs tombes. Où est la vie ? Dans le parc de l’ancien Château, quelques silhouettes presque translucides, lovées aux creux des arbres, carressant les feuilles et se glissant langoureusement vers la terre. Où est la vie ? La porte de l’église grince sur ses gonds rouillés, la poussière a une odeur de cierges et d’encens mêlés, sur l’autel les fleurs ont fané. Où est la vie ? Où sont les gens qui attendaient le printemps ? Que sont devenus les lecteurs qui, à la médiathèque, aimaient la lecture, l’écriture, le calme et les passions ? Où est la vie ? Après tout, aujourd’hui est le demain d’hier…  

 


Le texte de Sébastien

 

Encore un peu de jour au bord des toits et aux pointes des arbres. Le dernier soleil qui se couche me fait redécouvrir ces lieux banals et trouver une beauté cachée dans chaque coin, à chaque arrêt. Les feuilles s’abreuvent des derniers rayons de lumière. Dans quelques minutes, le froid, la mort, le silence et l’obscurité recouvriront les feuillages des chênes verts au bourgeonnement tardif, comme des arbustes craintifs au bord du sentier. Aubépine ou églantier, quel nom pour ces arbustes à l’odeur enivrante. Le printemps enfin. Une fée sous les fleurs blanches m’emmènera-t-elle loin d’ici ? L’hiver éternel dans la minute. Bien au-delà de la route de Baziège, les montagnes, dures, à l’horizon, laissant présager un ailleurs possible. Les neiges s’accrochent aux sommets et seront figées dans la pierre. L’ailleurs était hier. Le regard revient vers le village, ses laideurs, ses charmes. Dimanche ensoleillé, dans la joie d'une église rougie par la Haute-Garonne. Que de dimanches enfuis, que n’ai-je visité la petite église ? Le rouge des briques de l’église et du château, le noir de la nuit, d’un soleil qui se meurt. Un dimanche pour la création qui s’enroule sur elle-même et repart dans le néant. L’Autan m’apporte les senteurs des champs jusqu’à mon promontoire final.  Près du canal, les remugles des cuves de retraitement des eaux usées se mêlent aux fraîches odeurs moussues de la nature qui s’éveille au crépuscule. Tout se cristallise en ce dernier instant. L’impasse Soupetard dont l’abri offert par le porche de la maison aux capucines est une halte de silence.




Commentaires de l'animateur

Sur le dispositif :

il s'agissait de mettre en relation un lieu et un sens (ou une sensation, un sentiment). Pour que le dispositif fonctionne, il fallait de prime abord que chaque participant ait une connaissance plus ou moins intime de Labège. Ce critère-là a été plutôt respecté, même si certains ont "mangé" la consigne. Mais là où la mémoire pouvait se montrer défaillante, il était possible d'imaginer.
D'ailleurs, d'un point de vue général, les consignes données peuvent être transgressées. Cet atelier doit rester ludique. Comme le dit la théorie, la contrainte est libératrice. Donc à vous de vous libérer.

Par ailleurs, les cinq sens ont été travaillés. Pour ce qui est des odeurs, il est étonnant que les mauvaises odeurs aient été privilégiées... (Cela ne repose pourtant sur aucune réalité). Mais cela a provoqué le rire. (Le scatologique est une ressort du rire chez l'enfant... Caca boudin !)

J'avais demandé d'écrire des phrases nominales (donc sans verbe). Cette consigne n'a pas été forcément bien appliquée. Pourquoi des phrases nominales ?
1°) parce qu'elles ont le mérite de briser la structure de la phrase telle qu'elle nous a été inculquée : sujet / verbe / complément (en fonction du bon usage, mais au détriment d'une recherche de style).
2°) parce que le but était d'utiliser les syntagmes ainsi produits en les intégrant dans un texte, en une sorte de combinatoire, de façon à produire un texte en quelque sorte collectif.
(Remarque : certaines maladresses d'expression ou certaines faute de langue peuvent  parfois constituer un effet de style.)

Sur les productions :

On y retrouve des thématiques et des dichotomies chères à Labège : 
- opposition ville / campagne ("On devrait construire les villes à la campagne, l'air y est tellement plus pur."citation d'Alphonse Allais)
- le quotidien (écoles, circulation routière...)


Les textes ont une tonalité plutôt onirique, comme si cette déambulation dans Labège s'était produite en rêve. D'où un effet de poème en prose, de rêverie éveillée... Dans l'ensemble, la contrainte a plutôt bien fonctionné, permettant à chacun d'échapper à une écriture trop réfléchie, trop consciente, donc trop guindée.
Il me semble que c'est plutôt cela qu'il faut rechercher dans le cadre de cet atelier si l'on souhaite progresser sur le plan de l'écriture créative ( c'est un anglicisme, je le sais, mais c'est bien cela.) Je répète ce qui a été dit pendant l'atelier, à savoir que ce n'est pas un cours d'écriture. (Personnellement, je n'ai pas de science à délivrer. Je ne suis pas un professeur d'écriture.
Je crois que chacun doit trouver sa voie et sa voix. Pour ceux qui ont l'envie d'écrire, c'est à cela que devrait servir l'atelier : à créer en eux, une émulsion, une effervescence, une méthode pour se créer ses propres outils. Car c'est cela écrire : une forme de quête de vérité personnelle et un savoir-faire artisan... Ce n'est pas du tout inspiration. Ce ne doit pas être du marketing. (Il existe déjà tant de livres fabriqués... et toujours sur dans le même moule de la banalité.)

- "Si la nuit vous arrive le bruit du train, c’est que le vent d’Autan se prépare à vous pourrir la vie !" Eh bien ! me dis-je en levant les yeux vers les nuages, demain, ni halte ni promenade, et d’ailleurs, je cesserai là mes déambulations paranoïaques.

Traversant la place Saint-Barthélémy, j’évite le sens interdit de la rue Baratou, et me remémore ma rage, comme dans un rêve. Hier matin, en retard sur le chemin des écoles, après une halte près de l’ancien château 

Mon cœur s’emballe, alors je m’effondre, tout près de l’impasse du Moulin à pastel et je m’exclame : « Moulin à pastel, moulin à pastel, où sont tes ailes, qui touchent le vent ? »

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