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13 mars 2010 6 13 /03 /mars /2010 15:36

Premier atelier : LOTO PORTRAIT

 

Moi, avec ma péninsule généreuse
héritée de mon aïeul maternel,
Moi, aux yeux scrutateurs
qui farfouillent,
Moi, tourné vers la mort
et la lumière (comme chacun),
Moi, avide de paix
et de sérénité (comme chacun),
Moi, curieux
du mystère de la création littéraire,
Moi, peut-être ingénieux,
mais en tout cas : pas aujourd'hui,
Moi, bloqué :
Incapable de formulations imaginatives spontanées
à la vue de ces foutues cartes « loto portraits »,

 

Moi-même, Renaud, j'adresse un clin d'œil
à ceux qui manient mots et concepts
pour créer métaphores et allégories
avec une dextérité et une concision stupéfiantes,
j'adresse donc un clin d'œil
aux poètes qui créent (mais comment font-ils ?)
la Beauté.

 

Deuxième atelier : Je me souviens du cadavre exquis

Phase 1 : phrases produites en commun

 

 Je me souviens aussi de la voix de ma mère, des parfums qui flottaient dans l'air et de la grande table qui trônait au milieu de la cuisine.

 Je me souviens des billes que l'on échangeait contre un boulard.

 Je me souviens de ces soirées douces avec cette odeur de la terre.

 Je me souviens des robes blanches, des gants ivoire, des coiffes immaculées, des célébrations, premières communions auxquelles je n'étais jamais invitée.

 Je me souviens des abricots que je ramassais pour les enfants.

Je me souviens de ses premiers pas.

Je me souviens des pas qu'on ne peut pas entendre.

...on dirait ces repas champêtres dignes de Pagnol.

Je me souviens de la montée poussive du col du Tourmalet avec la 2 CV poussive pleine de copains.

...peu importe sous quelle forme, toute vie est précieuse et nécessaire.

 

Phase 2 :

Tous les souvenirs disparaîtront.

Le soleil frappait la cour de l'école où l'on échangeait les billes contre un « boulard ». A cette époque, la France traversait la méditerranée. Elle n'était pas chez elle. Le grand frère rentrait du lycée en serrant les lèvres, son cœur comprimé par la violence sourde qui l’environnait. Le petit frère commençait à se mettre debout : je me souviens de ses premiers pas. Dans la cuisine trônait, en son milieu, la grande table où la famille prenait ses repas. La voix douce de ma mère s'intensifiait insensiblement quand il fallait rassurer un de ses six enfants, quand notre père, comme souvent, était parti travailler quelques jours hors de chez nous. Au printemps les parfums qui flottaient dans l'air accompagnaient l'espoir d'un lendemain apaisé. Certaines fois, la tension était comme suspendue : telle ou telle famille du quartier préparait les premières communions, auxquelles nous n'étions jamais invités, nous, les enfants de parpaillots. Nous pouvions apercevoir les robes blanches, les gants d'ivoire, les coiffes immaculées mais nous imaginions seulement les célébrations. Par contre nous participions aux repas champêtres de familles où la faconde caractérisait la façon d’être de certains convives, ce qui, je le réaliserai plus tard, les rendaient dignes de Pagnol. Un autre souvenir de printemps remonte du néant, je ne sais pourquoi, pour y replonger aussitôt : les parents ramassant les abricots du jardin pour les enfants. Quand nous nous couchions, nous guettions les voix et les pas des adultes : mais nous savions qu'il existe des pas que l'on ne peut pas entendre. Lors de certaines soirées qui auraient du être douces, la terre exhalait une odeur de sang que les plus jeunes d'entre nous ne percevaient pas. Le message que « toute vie est précieuse et nécessaire, peu importe sous quelle forme », avait beau être déclamé par certains, il ne pouvait pas être entendu. Et je pensai, bien des années plus tard, à tous ces souvenirs d'un monde qui  côtoyait un autre sans jamais le rencontrer, ou si peu, quand, avec des copains de faculté venus d’ailleurs, nous montions tout doucement, en riant à gorge déployée, le col du Tourmalet dans ma 2 CV poussive.

Mais aujourd'hui, ces souvenirs malaxés par le temps ont fait leurs chemins : ils se retrouvent en partie dans nos mémoires collectives respectives sans être forcément expurgés de relents nauséabonds, toujours bien vivants. La vigilance doit donc rester de mise pour que certaines facettes abjectes disparaissent de nos têtes à jamais et que nous nous regardions, enfin, les uns les autres sans idée préconçue afin que nos différences soient la richesse de nos enfants et de nos petits-enfants, à défaut d'avoir été, vraiment, les nôtres.

 

Troisième atelier : J'ai vingt ans sur la photo

Renaud--20-ans.jpgMoi à vingt ans ?  

Toi, à vingt ans, oui. Tu me regardes sur une photo prise par Serge. Je suis sur le ponton du club d’aviron de Moissac, en bord du Tarn, un jour exceptionnellement gris du mois de juin (heureusement, cette date t’est donnée par une marque au dos de la photo que tu as décollée d’un album commencé il y a vingt-cinq ans et jamais terminé). Tu es là, avec ton stylo, tu m’observes, tu me dévisages, tu essayes de rentrer dans ma tête, mais y arriveras-tu ?

Certainement pas. Mais est-ce important ? Quand je te voie ainsi, la tête tournée vers moi, un sourire aux lèvres, les cheveux longs en bataille je sais que je ne peux pas trouver ce que tu penses, vraiment. Je sais que tu es étudiant à Lyon depuis deux ans, que tu reviens à Moissac pour les vacances scolaires et que tu te rends souvent au bord de la rivière avec ton ami, mon ami d’enfance, Serge, là où vous passiez beaucoup de temps depuis l’âge de 13 ans à ramer en skiff, en pair-oar, en double scull, en quatre de pointe avec barreur, en quatre de couple, en quatre sans barreur, en huit, et, surtout, à vous …

Stop, tous ces faits n’intéressent personne. On t’a bien dit d’aller en profondeur, de chercher l’essence même de toi-même dans cette photo. Je te le dis de suite : ne cherche pas à me la jouer technique : cadrage à hauteur d’œil, plan rapproché poitrine, format vertical rectangulaire etc. … Tout ça n’intéresse personne. Tout au plus pourrais-tu indiquer les différents éléments de la photo, tels que sa taille non standard, son grain mat particulier indiquant qu’elle a été développée par moi, donc par toi, dans la petite chambre noire familiale ; mais j’ai bien peur que ces commentaires soient également totalement inintéressants, sauf à se plonger dans une nostalgie rapidement ennuyeuse. Allez : regarde de nouveau la photo, plonge en elle, plonge en moi, plonge en toi et …

Stop : j’avais oublié combien tu pouvais être vindicatif (surtout par rapport à certains cinquantenaires).… admettons. J’observe la photo attentivement et j’essaye de rentrer en toi, donc en moi. Tiens, je pourrais tenter de décrire ton sourire afin de montrer toute la difficulté de l’exercice et toute son ambiguïté. Mais, au fait, pourquoi souris-tu ? J’ai beau fouiller dans ma mémoire, rien ne remonte. La déchirure que tu portes en toi depuis dix-huit mois, comme tous les membres de ta famille (pour tes parents cette blessure est la plus terrible qui soit) ne se voie pas et c’est normal. Ce sourire que j’observe si attentivement est définitivement insoluble : simple réflexe au moment de la prise de vue ou illustration d’une confiance en soi un peu acérée ? Peut-être les deux à la fois, car, même si tu sais que les choix sont à venir, tu penses pouvoir les négocier au mieux sans t’en inquiéter par avance. Et cette attitude a un petit quelque chose de paresseux, voire de suffisant, qui mériterait d’être approfondi ...

Facile de critiquer plus de trente ans après !

Exact : critiquer n’aurait effectivement aucun sens. Tu comprendras ce que je veux dire plus tard. D’ailleurs ton côté suffisant, que tu ne connais pas encore, ressortira de loin en loin quand tu lanceras à la cantonade « on est moins con à  quarante ans qu’à vingt », puis plus tard « on est moins con à quarante-cinq ans qu’à vingt », puis, encore plus tard « on est moins con à cinquante ans qu’à vingt »…

Jusqu’à ce que l’assertion soit fausse… si tant est qu’elle fût vraie un jour ! 

 

Quatrième et cinquième atelier : ma vie de bébé

Conquérir pour mieux faire l’amour, ou la guerre. Soigner les préliminaires. Prendre son temps, ne pas se précipiter. S’observer, se découvrir, se parcourir à travers monts, vallées et plaines jusqu’à la grotte profonde, mystérieuse, mystique, assassine. Vivre ensemble la petite mort pour échapper, un bref instant, à la grande. Puis s’élancer vers l’inconnu. 

Nous sommes des centaines de millions à grouiller dans la même direction après avoir été expulsés dans la matrice. Nous cheminons droit devant nous, nous avançons, nous tâtonnons, nous luttons, nous affrontons l’environnement hostile, nous nous bousculons les uns les autres. Puis nous abandonnons la lutte, à bout de force, pour disparaître à jamais. Nous Autres, les survivants nous continuons la route, nous sentons que nous approchons du sanctuaire, nous progressons encore et encore … nous sommes particulièrement obstinés. Nous faisons tomber les barrières, nous allons toujours plus loin, au plus profond ; mais l’Histoire recommence, nous disparaissons les uns après les autres, emportant avec nous nos messages venus du passé jusqu’à ce que l’un d’entre nous arrive au but, enfin, nous éradiquant définitivement, nous qui sommes encore là, nous tuant tous, tout en nous démontrant que tous nos efforts ne furent pas réalisés en vain.  Le rendez-vous a lieu. L’union opère. L’avenir, pour moi, commence à cet instant précis. 

La réaction en chaîne démarre. Je me constitue à une vitesse prodigieuse, cherchant un nid protecteur, à l’insu de ma mère. Puis-je dire je ? Pas encore, c’est trop tôt. L’heure est à l’explosion, à la division, à la démultiplication contrôlée, à l’éblouissante expansion, aux fantastiques agrandissements, aux surprenants allongements, aux mutations étranges, aux curieux balbutiements, aux promesses inconcevables. Les étapes se franchissent les une après les autres, les dangers sont surmontés, l’informe prend forme. Maintenant, je peux dire je. 

Je ne suis plus un passager clandestin. Je suis bien installé dans mon univers. Je me développe. Je continue à me transformer, c’est vrai plus lentement, mais aussi plus sûrement. Le moment arrive où mes mouvements semblent perçus de l’extérieur ; ainsi je sens de temps en temps une douce pression qui me calme et m’apaise ; d’autres fois la force extérieure appuie fortement l’appendice que je jette le plus loin possible, m’obligeant à le projeter de l’autre côté, puis à un autre endroit, mouvement toujours contrecarré par la force extérieure qui, le plus souvent, m’oblige ainsi à arrêter mon jeu. Le battement régulier qui résonne dans ma capsule et qui n’arrête jamais me rassure et m’apaise. Je suis régulièrement secoué par de fortes vibrations venues de cavités qui sont tout proches de la mienne, accompagnées de sons forts étranges. D’autres, plus étranges encore, viennent indubitablement de l’extérieur. Certains m’apaisent, d’autres me réveillent, moi qui passe la plupart de mon temps à dormir et à rêver à l’espace temps d’où je viens ; je n’en dirai pas plus sur ce point car la quête qui commencera après ma naissance n’aurait alors plus de sens. Il m’arrive, ces temps-ci à ne pas pouvoir m’endormir ou à être réveillé brusquement alors que je n’entends aucun son bizarre, que je ne ressens aucune vibration inhabituelle, bref alors que tout parait normal. Quelque chose d’étrange me traverse, comme si je n’avais plus envie de jouer avec mes appendices, de faire des galipettes dans le liquide dans lequel je nage, de deviner la direction d’un son ou de provoquer des vibrations amusantes qui se répercutent un peu partout autour de moi … (20 août 1955, un mois avant la naissance à Philippeville –aujourd’hui Skikda- sur la côte méditerranéenne à l’est d’Alger : une explosion de violence secoue le Nord Constantinois. Deux types d’actions de grande envergure ont lieu dans le quadrilatère Collo-Philipeville-Constantine-Guelma : d’une part des soldats en uniforme ALN, l’Armée de Libération Nationale, attaquent sans grand succès des postes de police et de gendarmerie ainsi que des bâtiments publics ; d’autres parts plusieurs milliers de fellahs et de femmes, recrutés dans les campagnes avoisinantes, se lancent, à midi, à l’assaut des villes et des campagnes. Ces actions, entre autres raisons, sont une réplique aux représailles collectives de l’armée française, aux actions de « pacification » perpétrées dans le bled depuis l’insurrection du 1 er novembre 1954. L’émeute fait 123 morts dont 71 Européens. Des scènes d’horreur, où certaines femmes enceintes sont éventrées et dont les bébés sont fracassés contre les murs choquent la population. La répression aveugle fait officiellement 1273 morts (12 000 selon le FLN). La date du 20 août 1955 est qualifiée de date essentielle (un point ultime de non retour) de la guerre d’Algérie par les historiens) … mais ces sensations étranges ne durent jamais longtemps, fort heureusement, car je peux quand même dormir tout mon saoul et faire mes jeux, dont certains sont de plus en plus difficiles. En particulier je n’arrive plus à faire mes galipettes comme avant et je n’arrive pas à me déplier comme je le veux. Au bout de quelque temps, ça commence à bien faire, et je décide de faire quelque chose. 

 Ouah ! Quel choc ! On m’expulse ! Non, je ne veux pas. Je n’arrive plus à flotter, que se passe-t-il ? Ca dure une éternité ! La matrice me compresse de plus en plus fort, l’orifice soudainement débouché m’attire …je découvre une excavation, je choisis de traverser vers la gauche…je tourne la tête d’un quart de tour, puis je la fléchis, je suis obligé de forcer pour la faire passer, je sens qu’elle se déforme mais ça ne me fait rien, je retiens ma respiration, on me tire, j’essaye d’aider, je ne respire toujours pas, je deviens rouge, je me débarrasse d’un liquide pâteux que j’ai dans la bouge en l’avalant, je ne respire toujours pas, quelque chose de nouveau arrive dans moi, j’ai froid,  je suis obligé de respirer, je lance un cri, tout devient calme, j’ai moins froid, on me pose sur quelque chose de doux à l’odeur familière, je m’apaise, je reconnais une voix en dessus de moi, on me déplace, j’ouvre la bouche … une nouvelle conquête commence.  

Je dors, je tête, je dors, je me vide, je dors, je tête, je me vide, … je retrouve l’odeur bien connue, je m’habitue aux nouvelles sensations qui sont si nombreuses. Je suis heureux quand je retrouve l’élément liquide dans lequel je peux me mouvoir comme avant, sauf que je suis tenu par dessous la nuque. J’ai souvent froid quand je quitte l’eau mais on m’entortille de telle façon que cette sensation s’estompe rapidement. Des fois j’ai du mal à bouger, ou j’ai faim, ou j’ai mal au ventre, ou j’ai des picotements partout sur le corps ; dans ces cas je fais usage le mieux que je peux de mon appendice vocal que j’ai appris à connaître dès le début. Et ça marche le plus souvent, mais pas toujours. J’ai appris à associer bruits et odeurs. J’en attends certains avec impatience, d’autres m’apaisent, certains m’amusent mais je ne l’exprime pas encore, d’autres encore me font peur et même pleurer, parfois longtemps, avant de m’endormir, heureux de me replonger dans mes rêves. Puis j’arrive à saisir ce qui est au dessus de moi, à les faire tourner, à les bouger de place, à les mâchouiller, à les jeter par terre. Je commence à distinguer les formes avec lesquelles je peux faire tout ça sans conséquence et celles avec lesquelles mes expériences tournent cours, ce qui me vexe ou m’énerve. Je commence à me redresser. Je m’assieds, je rampe … c’est extraordinaire toutes ces choses que je voie de mieux en mieux. On est nombreux autour de moi. Je reconnais chaque forme, les animés et les inanimés. Maintenant je ris souvent, en particulier avec la forme, je le devine, qui était comme moi il n’y a pas si longtemps … Aujourd’hui j’ai trop chaud pour dormir mais je suis calme car je me sens bien, tout est tranquille autour de moi, la maison n’émet aucun bruit, je sais que c’est l’heure où chacun se repose, surtout quand il fait très chaud comme aujourd’hui, dans cette partie du monde où je suis tombé par hasard (vraiment ?) ... (le 20 aout 1956 dans une maison près du village d’Igdal, dans la vallée de la Soummam, en Kabylie, seize chefs de l’intérieur se réunissent, dont Zighout Youssef, accompagné de Ben Tobbal, qui fut à l’initiative de l’insurrection du 20 août 1955.  Une évaluation des forces et des faiblesses de l’insurrection engagée le 1er novembre 1954 est faite. Le bilan est considéré comme modérément satisfaisant. L’implantation politique du FLN dans le Constantinois est jugée bonne. La plateforme politique est débattue et …le congrès dure vingt jours...) ...

 

Sixième et septième ateliers : autobiofiction

  

 « Le dur Dieu du désert donne La direction quand tout se détraque et se dissout, quand ton dedans se disloque ; oui : le dieu du désert t'aide à déboulonner tes démons autodestructeurs qui te dévorent pour te diriger vers ta destinée. » Elle avait écrit cette phrase à un atelier d'écriture auquel elle participait. La première phrase devait être un tautogramme. Elle le fut, non sans mal. Ah cet animateur ahurissant qui aimait administrer dans son atelier analogies, anacrouses, anadiploses, anaphores, aphorismes et anachronismes : qu'il était donc âpre d'appliquer ses admonestations...

Elle participa à cet atelier au retour de son séjour de quelques mois passés à Los Angeles. Sa directrice de thèse, la diva des sciences, brillante, généreuse, ardente, audacieuse mais fragile et dépressive partit soudainement dans le désert de Mohave, en pleine crise de nerfs, criant haut et fort son désir de trouver la voie puis ne donna plus de nouvelles. Ses proches, habitués à ses sautes d'humeur, ne la firent rechercher qu'au bout de trois jours. Les rangers la retrouvèrent dans une profonde cuvette en position de lotus, non loin de Barstow, le regard halluciné, amaigrie, muette, protégée heureusement du soleil par une arbre de Josué de 10 mètres de haut. Cette scientifique de renom, plus rationnelle tu meurs, clama, peu après, avoir trouvé sa destinée et devint une adoratrice de Josué... La vie ne court pas toujours sur un seul bord.

Quand tu nais rond, tu ne meurs pas pointu. Et pourtant, elle passa son enfance dans la forêt et tomba amoureuse, à la première occasion venue, des déserts, que son expérience californienne ne découragea pas, malgré la destinée improbable de sa directrice de thèse. Elle grandit solitaire entourée d'arbres, loin du tumulte ; enfant elle se réfugiait à la moindre contrariété dans sa cabane, en haut du tilleul centenaire, sans vouloir redescendre ; adolescente, quand le spleen lui tombait dessus sans crier gare, en particulier quand son père lui manquait, elle disparaissait, de plus en plus longtemps, dans la forêt et revenait apaisée ; les bruits de la forêt la sécurisaient. Le jour elle était sécurisée par le cordon sylvestre qui l'entourait, la nuit elle s'y échappait en rêvant d'espace et de liberté. Elle était seule le jour. La nuit, la sœur jumelle qu'elle s'était inventée pour tout partager l'aidait à surmonter la peur panique causée par  ses nombreux cauchemars. Parfois  elle croyait entendre les loups hurler à la mort,  -hou-hou-hou-et son cœur battait la chamade -boum-boum-boum- la terreur ne se dissipant qu'au petit jour. D'autres fois la tête du Christ ensanglantée, toujours la même, surgissait dans ses rêves, la terrorisant également. Elle ne réalisait pas que cette image cauchemardesque venait du fameux tableau « l'Apparition », dont une reproduction ornait l'entrée de la maison de sa grand-mère. Ah ! Cette grand-mère ! Quel phénomène ! Quel prodige ! Quelle  énergumène ! Paillarde et bigote, insouciante et sérieuse, gaie et triste, elle fascinait sa petite fille par son parler à proverbes qu'elle sortait du diable vauvert. Grand-mère double face.

Aux grandes causes, les grands moyens. On ne récolte que ce qu'on a semé. En avant toute. Regarde autour de toi. Prends toi en main. Sors de ta forêt. Vis. La mère de sa meilleure amie, professeur d'espagnol, la houspillait et la tançait ; elle lui fit partager sa vision où chacun devait se prendre en main pour construire ensemble un monde meilleur, libre ou libertaire ou libertin ou libertaraire ou ..., elle ne savait pas trop quel mot utiliser pour qualifier ce monde fabuleux qui s'offrait à elle ; un australien passa dans les parages, s'y arrêta quelque temps et devint son premier véritable ami ; quand il retourna dans son pays, elle le suivit puis partit, seule, sur les routes ; les ombres des arbres dansant sur le grès rougi d'Avers Rock  remplacèrent les arbres de son enfance ; ce désert d'Australie fut le premier d'une longue série de découvertes coups de foudre.

Le goût de l'action la dévora soudainement. Rencontres. Amitiés. Études. Départs. Retours Victoires. Défaites. Elle devint super active et sa grand-mère lui dit alors : « tu ne peux pas courir et te gratter les pieds en même temps. Prends ton temps. Calme toi». Elle n'écouta pas. Elle fêta ses 18 ans au Niger. Elle revint. Elle repartit. Elle était par monts et par déserts. Autant de pays, autant de guises. Le besoin de grand espace, de liberté, d'air, qui l'étouffait la nuit il n'y a pas si longtemps, l'habitait maintenant également la journée. Elle s'offrit de multiples aventures. Puis elle tomba amoureuse, enfin.

Mystère de la nature humaine ! Elle changea de mode de vie avec une facilité déconcertante et se plongea dans la vie de famille avec autant d'enthousiasme qu'elle s'était jetée sur la route des déserts. Les maternités et les naissances se succédèrent. Elle veilla aux enfants dans leurs sommeils. Elle dormait parfois dans leurs chambres. Les petits boulots l’amenèrent à un poste d’enseignante. Elle partit pour l’Afrique, mais cette fois en famille et pour y vivre quelque temps. Sa sensibilité libertaire qui lui était si chère se heurtait à la dure réalité. Les années passèrent sans qu'elle s'en aperçoive. La famille s’agrandit. Le couple battit de l’aile. La famille se recomposa. Puis, un jour, elle eu peur du chaos, du chaos intérieur. Quand la maison se vidait de ses cinq adolescents, elle avait une envie irrésistible de monter en haut d’un arbre et d’y rester. Elle se surprenait à marmonner une parole que sa grand-mère double murmurait dans ses moments de désespoir : « si j'avais les yeux du bon dieu, je me les crèverai».

Puis elle se rappela de sa directrice de thèse qui avait trouvé sa destinée dans le désert de Mohave. Qu’était-elle devenue ? Elle ne chercha pas à le savoir, mais préféra se l’imaginer. Elle se mit à écrire, se mit à lire …et tout, étrangement, devint plus simple.

  

Neuvième atelier : haïku de rêve

 

Le rêve

Je suis en promenade sur un lac avec famille et amis. Je dirige moi-même un petit bateau à fond plat à moteur. Je suis heureux, décontracté, concentré à ce que tout se passe bien. Chaque enfant en bas âge a son gilet de sauvetage ; ça discute, ça rigole entre petits et grands. Je fais bien attention à ce que notre barque soit bien stable et de ne pas naviguer trop près des deux autres. Les parents, dont je fais partie, savourent ces moments de plénitude. Nous accostons sur une petite plage pour certainement pique-niquer. Nous descendons des bateaux puis faisons du va et viens pour tout installer à quelques mètres de l'eau toujours aussi calme. Avec quelques autres je me retrouve dos au lac et nous regardons la prairie grasse et verte qui s'étale devant nous, lieu idéal pour déjeuner, quand une crainte subite me fait me retourner brusquement.  Devant moi coule une rivière à fort courant, qui a remplacé, je ne sais comment, le lac paisible que nous venons juste de traverser si joyeusement. L'aîné de mes deux fils, âgé de vingt ans, nage très vigoureusement à contre courant, progressant ainsi difficilement. Très bizarre qu'il ait eu le temps de se mettre à l'eau en aussi peu de temps. Heureusement que tous les petits sont sur la berge, mais figés et muets. Nous, les adultes, allons devoir gérer une situation difficile. Crainte et excitation se mélangent en moi. Vite : s'assurer que mon fils sorte sans encombres de l'eau car le courant semble de plus en plus fort, c'est fait, puis éloigner tout le monde du bord de cette inexplicable rivière pour aller dans la prairie et aviser tranquillement de ce qu'il faut faire et essayer de comprendre ce qui se passe. Je me retourne de nouveau et une angoisse sourde supplante la crainte diffuse que l'apparition de la rivière avait fait naître en moi :  un haut cirque de falaises calcaires a remplacé la prairie si attrayante. Je sais que l'eau de la rivière va monter de plus en plus rapidement, aussi inexplicablement que le cirque va se déplacer inexorablement vers nous. Vite, tout le monde est regroupé et nous laissons nos affaires, suffisamment éloignées de l'eau pour les récupérer dès que nous aurons trouvé le chemin qui permettra de gravir ces falaises qui semblent de plus en plus hautes. Je comprends que cette recherche sera vaine. Un grondement sourd, trop profond pour être animal, trop étrange pour provenir d'un orage, se fait entendre, au loin, dans le ciel sans nuages, qui vire au blanc. Plus aucun bruit ne se fait entendre. Je sais que l'eau monte de plus en plus rapidement et que le courant est de plus en plus plus fort. Je ne peux plus bouger. L'angoisse sourde est maintenant transformée en terreur profonde : je me réveille.

 

Haïku du rêve

 

Les amis joyeux

La rivière trop forte

L'espoir disparaît

 

 

Dizième et onzième atelier

 

…et ce dimanche-ci à la plage sera tout particulièrement une fête, car le cousin paternel (« jeune homme enjoué qui aime les petits » : telle est son image dans la famille), qui est venu passer quelques jours dans cette ville méditerranéenne qui ne tardera pas à redevenir algérienne (de Philippeville elle deviendra Skikda) nous y accompagne ; la présence de ce jeune homme est une aubaine pour mes parents qui peuvent s’appuyer sur lui pour les aider à surveiller leurs six enfants et plus particulièrement celui (moi-même, pas encore six ans) qui est prêt à nager mais qui peut oublier de mettre sa bouée alors qu’il en a encore besoin ;  le soleil qui frappe dur en ce début d’été (heureusement que le vent du désert, le fameux sirocco, qui dessèche tout sur son passage, ne souffle pas) nous oblige à rester à l’ombre du parasol où nous finissons notre pique-nique, serrés les uns contre les autres, en mangeant à pleine bouche la pastèque restée fraîche grâce à la glacière consciencieusement tenue à l’ombre, et nous sommes heureux, nous, les plus petits, de pouvoir faire du bruit (mais pas trop, quand même, car les parents sont bien trop proches de nous) en aspirant gloutonnement le jus dont la plus grande partie s’écoule sur nos frimousses faisant ainsi des grandes moustaches tombantes dont les plus grands se moquent immédiatement et qui, quand l’heure de la baignade de l'après-midi a enfin sonné sont énergiquement frottées ; c'est justement le cousin paternel qui frictionne énergiquement mon visage, « quelle bouille ronde tu as », me dit-il en riant très fort, moi qui arbore fièrement ma coupe à la brosse faite le matin même d'un coup de tondeuse à main par mon père, me tenant fermement de son autre main et m'amenant juste après cela auprès du canot pneumatique que mes frères ainés viennent d'amener à l'eau et qu'ils se disputent, chacun voulant prendre la rame que tient l'autre pour partir seul dans la frêle esquif comme l’a fait Alain Bombard neuf ans plus tôt pour traverser l'atlantique, quand ils entendent cet adulte qui les colle de trop près depuis le début de la journée leur crier de loin « hop là, on arrête tout je réquisitionne ce magnifique bateau, il est pour nous, j’ai une mission des parents pour le petit frère » ; je gonfle d’importance et je regarde mes deux frères partir l’un coursant l’autre en projetant tout autour d’eux des gerbes d’eau qui éclaboussent un père de famille qui essaye d’apprendre à nager à sa petite fille et qui n’a pas le temps de les sermonner car ils sont déjà sortis de l’eau ; ils zigzaguent ensuite entre les nombreux parasols disséminés sur la longue et étroite plage de sable fin et cherchent très rapidement où poser leurs pieds qui commencent à leur faire mal et ne trouvant rien, reviennent, illico presto, les retremper dans l’eau bien loin de leur point de départ ; tout en les observant d’un air ironique et supérieur, je suis les instructions du cousin paternel qui continue à s'occuper de moi si gentiment et je me trouve ainsi en train de ramer fièrement vers le large, contemplant l'animation sur la plage, d'abord avec calme et superbe puis, au fur et à mesure que l'embarcation s'éloigne du rivage, avec appréhension, réalisant soudainement que le cousin paternel est passé du côté du grand large et que c'est lui qui tire maintenant le bateau, mes coups de pelle affleurant à peine l'eau de plus en plus calme et claire ;  les parasols sur la plage me paraissent maintenant comme des confettis, et je ne distingue plus le nôtre ; le bateau s'arrête, je me dis que le cousin paternel qui  a de l'eau jusqu'aux épaules et qui tient fermement la corde est là pour me protéger ; rassuré, je reprends de l'assurance, me retourne, réponds franchement au sourire qu'il m'adresse, et je regarde le plus tranquillement possible l'immensité bleue devant moi, refoulant avec peine un sentiment  d'inquiétude devant cette infinité où le ciel et la mer azurs se confondent à l’horizon, soudainement heureux d'être assis au fond de ce bateau ; et quand ce fabuleux cousin paternel, qui me permet de vivre d'aussi belles sensations,  me dit de me mettre debout je le fais d'autant plus facilement qu'il m'aide fermement avec sa main libre et que je sais qu'il va maîtriser les dandinements du bateau pneumatique provoqués par mes mouvements gauches, avec son autre main ; fasciné par un poisson qui semble s'être posé sur le fond sableux si proche et si lointain à la fois, je ne m'aperçois pas que je ne suis plus maintenu et quand je le réalise je n'ai pas le temps d'amorcer le moindre geste pour essayer de me rasseoir, car je reçois immédiatement une ferme poussée qui me fait tomber la tête la première dans l'eau, et tout se brouille instantanément : mon souffle coupé, mon cerveau embrumé, mon cœur emballé et mon esprit chaviré me donnent la sensation de tomber au fond d’un abime d’où je ne pourrai m’extirper que par un effort surhumain que je tente de faire en ouvrant les yeux puis, retrouvant une partie de mes facultés, j’amorce instinctivement une nage sous-marine, ne sachant où je suis ni où je vais ; surpris de me déplacer avec autant de facilité et de douceur dans un monde où le silence règne totalement, je me prends à chercher du regard le poisson qui m’avait distrait quelques secondes auparavant, avant que l’air ne vienne à me manquer et m’oblige à remonter en surface en catastrophe ; cette fraction de seconde m’apparait comme une éternité, et lorsque je sors afin ma tête de l’eau j’entends un grand rire que je connais bien mais qui ne m’amuse plus du tout, je fais quelques brasses comme je peux et j’entends alors cette voix si sure encore il y a quelques secondes « et voilà, tu sais nager, ce sont tes parents qui vont être contents », à laquelle je décide de ne plus croire …

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18 mai 2009 1 18 /05 /mai /2009 16:00
Texte du premier atelier (14 mai)

 Encore un peu de jour au bord des toits et aux pointes des arbres. J'ai commencé ma marche par longer la voie ferrée, au bord de laquelle se trouve un amas d'herbe coupée. Puanteur. Besoin d'étendue d'eau, d'espace. Quelques minutes m'amènent au bord du plan d'eau où, plus tôt dans la journée, flic tap flop, la marche des badauds tapait la mesure avec les clapotis. Quelques voitures passent et se dirigent vers la place Saint-Barthélémy où le restaurant Ô Paisible ouvre ; verres à vin de taille XXL, le froid du verre et la chaleur du lieu... Ces sensations me sont familières. J'ai atteint la place. L'odeur du kérosène se mêle à la... Vraiment ?
Non... Mais.

 


Texte du deuxième atelier (4 juin)

Thème : le passage (avec, pour contrainte, un passage obligé - dialogue tiré du Grand Passage de Cormac McCarthy :

Pourquoi t’es venu ici ?

Je ne suis pas venu ici. Je ne fais que passer.

L’homme tira sur sa cigarette. Moi aussi, dit-il. C’est pareil pour moi. )


Texte et photos de Renaud :

renaud-1.jpgCertaines personnes traversent  leur vie sans ressentir aucun problème existentiel, pour d'autres c'est exactement le contraire : de la naissance à leur mort ils sont englués dans ce type de difficultés. Une autre catégorie existe : les personnes qui passent la première partie de leur vie dans le mal-être permanent et qui, un jour, à l'occasion d'un évènement particulier sentent que le poids considérable qui pèse sur eux va disparaître. Maintenant. Demain. Dans dix ans. Ils ne savent pas quand, mais ils savent que ce mal-être permanent va laisser place à un plaisir de vivre définitif. Ils auront envie de sourire sans raison et le feront sans arrière-pensée. J'appartiens à cette catégorie. L'événement fondateur de cette nouvelle vie fut une rencontre avec un homme, rencontre qui ne dura pas plus de temps que ne brûle une cigarette.

C’était un jour de juin. Je vivais à Labège depuis peu. J’étais parti à la découverte du village. Le soleil allait se coucher dans moins d'une demi-heure. L’atmosphère était moite. L'air lourd, sans un souffle d'air. Des trouées colorées de rose perçaient à travers les nuages. J’avais traversé la place Saint-Barthélemy et longé le restaurant qui se préparait à ouvrir, et contourné l’église en prenant l’impasse Coutouriou ; je me trouvai maintenant sur un petit parking que je ne connaissais pas. Un gamin sur son vélo rouge me frôla à toute vitesse, longea l’église et disparut au coin. Cette scène ne me procura aucune émotion particulière. Le parking était presque désert. Une seule voiture y était garée.

Le village n’avait a priori pas pu se développer au-delà de ce petit parking. Peut-être pour cause de risques d'inondation car c'était là, m'avait-on dit, qu'étaient située, autrefois, la zone marécageuse de la vallée de l'Hers. Seules quelques maisons avaient pu être construites récemment dans ce coin du vieux Labège. La lumière était diaphane, d'un blanc cotonneux uniforme, sans relief. Mon regard fut attiré sur ma gauche par une luminosité plus forte. Là, à quelques dizaines de mètres de l’église, non loin de la place du vieux village, subsistaient des champs et cette percée  campagnarde dans le paysage urbain m’attira. Je vis qu’un chemin de pierres me permettait de continuer ma promenade dans cette direction. A son entrée, deux vieux arbres, placés sur la droite du chemin, portaient chacun un panneau. L’un indiquait que la voie était sans issue, l’autre que la voie était privée. Je constatai que le haut des arbres était taillé très régulièrement. Les oiseaux chantaient extrêmement fort. Je regrettai de ne pas pouvoir en reconnaître un seul. Je m’engageai dans le chemin.

Sur la droite, une haie d'arbustes très dense empêchait toute incursion dans le jardin d'une maison, certainement la dernière de ce bout du village. Sur la gauche,  deux vieux fils électriques parallèles, tendus entre de courts piquets en bois défraîchi, délimitaient un petit champ non cultivé depuis longtemps, aux hautes herbes jaunies par les premières chaleurs. Mon tee-shirt collait à ma peau. L'humidité dans l'air augmenta subitement. Après seulement quelques mètres, le chemin faisait une courbe. Je m'y engageai. Quitter aussi brusquement l'environnement urbain pour cette petite parcelle de nature me déconcerta. Dès que la courbe fut dépassée, je vis la haute barrière métallique qui obstruait le passage et devant laquelle se tenait un homme.

Le vent était toujours inexistant. Immobile, le corps légèrement penché en avant, l'homme avait appuyé ses deux coudes sur la plus haute travée de la barrière située un peu en dessous de la hauteur de ses épaules. Un petit sac à dos de voyage pendait au poteau qui séparait les deux éléments de la haute barrière métallique. Je le voyais de dos. Il ne m'avait certainement pas entendu arriver. Je m'arrêtai et écrasai sans faire de bruit un moustique qui venait de me piquer à la jambe et décidai aussitôt de faire demi-tour et je vis les deux chevaux, le brun et le blanc, tourner au coin du champ, se dirigeant vers l'homme et s'arrêtant à environ cinquante mètre devant lui là où du foin avait été placé en leur intention. Je fis les quelques pas jusqu'à la barrière et me plaça à la droite de l'homme en observant le cheval blanc tourner en cercle autour de son compagnon qui lui, immobile, avait baissé sa fine encolure pour commencer à manger. J'appuyai moi aussi mes coudes sur la traverse du haut. Nous avions la même taille. Je ne me souviens plus comment il était. Je n'avais aucunement envie d'engager la conversation. Les échanges artificiels m'étaient insupportables à cette époque. Cet homme ne m'intéressait pas.

De si jolis chevaux, l'entendis-je murmurer...l'homme se tourna vers moi. Il sortit un paquet de cigarettes de sa poche et m'invita à en prendre une. Je déclinai son invitation sans rien dire et portai mon attention sur les chevaux. J'entendis une allumette craquer et un bruit d’aspiration d'air, celle de la première bouffée. Je sentis son regard sur moi. Je décidai de l'ignorer. Il me posa une question étrange.

Pourquoi t'es ici ?
Je ne suis pas d'ici. Je ne fais que passer.
L'homme tira sur sa cigarette. Moi aussi, dit-il. C'est pareil pour moi.
Pourquoi lui avoir dis que je n'étais pas d'ici ? Je tournai la tête et le regardai et fus frapper par le la transparence de son regard et le sourire qu'il me donna fit bouger quelque chose en moi.  J'essayai de me concentrer sur le paysage qui s'offrait à nous.

Le chemin qui j'avais emprunté continuait après la barrière sur une trentaine de mètres et tournait sur la gauche. Une rangée de hauts arbres enchevêtrés les uns dans les autres succédait à la barrière électrique et empêchait de voir où le chemin aboutissait. Certainement pas très loin. Sur ce même côté, a gauche, un filet d'eau, difficile à franchir car encaissé plus profond qu'un fossé ordinaire, sortait d'une buse en béton. Le champ où les chevaux mangeaient était situé un peu plus loin, sur la droite et donnait sur le chemin avant que celui-ci ne prenne son virage. La haie de droite qui délimitait le jardin était toujours infranchissable et s'arrêtait à l'entrée du champ des chevaux. En temps normal, j'aurai fait immédiatement demi-tour : mon sentiment d'oppression quasi permanent aurait été décuplé par cet endroit confiné ;  la trouée vers le ciel dans la haie du fond, ne m'aurait pas aidé à diminuer ce malaise. Le cheval blanc avait fini de tournoyer et avait placé sa tête sous le cheval brun. Le bruit d'une autoroute arrivait jusqu'ici, affaibli mais très reconnaissable.

Il m'interrogea  de nouveau.
Tu habites ici ?
Oui, à quelques pas de là.  Au bout du village que tu viens de traverser. Et toi ? Rajoutai-je après une courte hésitation.
Oh, moi ! Là-bas. Ses yeux s'élevèrent vers la trouée au dessus de la haie du fond.
C'est  loin chez toi ?
Oui très. Il tira une nouvelle fois sur sa cigarette. J'y retourne très bientôt.

Puis il me demanda si je connaissais ces chevaux. Je lui dis que non. Que je venais d'arriver ici. Que les chevaux m'étaient  inconnus. Il m'a dit qu'il les connaissait très bien. Qu'il avait appris à les connaître quand il était enfant. Quand il vivait dans d'immenses espaces. J'étais fasciné et je ne bougeai pas et j'aurai pu l'écouter pendant des heures et j'eus l'impression que beaucoup de temps était passé quand je repris mes esprits et sa cigarette n'était pourtant consommée qu'au deux tiers quand il s'arrêta de parler.

Son sac à dos était accroché à un des deux cadenas qui fermaient les deux grosses chaînes métalliques ceinturant les deux battants métalliques. Le sac était en cuir ocre, élimé. La pierre était accrochée au dessus du sac par un fin lacet noir, passé par le trou parfaitement rond de sa partie la plus fine. La pierre était oblongue, d'une couleur ocrée et pouvait être contenue dans un poing serré et je me demandai si je pouvais trouver un de nos galets avec cette  finesse dans la texture et dont la couleur pouvait se rapprocher de cet orangé, tenant plus du végétal que du minéral, et je savais bien que non. J'aimai beaucoup caresser du doigt les galets usagers que je récupérai de ci de là lors de mes promenades solitaires. J'imaginai le plaisir unique de caresser cette pierre-ci. Je ne pus m'empêcher de l'interroger.
Cette pierre me parait extraordinaire.
Elle l'est.
Tu l'as trouvé où ?
Dans les Blacks Mountains.
Tu as l'air d'y tenir. Elle représente quoi pour toi ?
Le souvenir du passage.
Quel passage ?
Le passage vers la clarté. La clarté du dedans.renaud-2.jpg

Je n'y comprenais rien. Cette conversation n'avait ni queue, ni tête. Je décidai d'y couper court et de prendre le chemin du retour ; je  lui demandai s'il avait besoin d'aide pour ce soir et il me dit que non et il me sourit. Il tira une dernière fois sur sa cigarette et la jeta dans le filet d'eau sur sa gauche. Je me retournai en le saluant et retourna au petit parking.  Les cris des crapauds se mélangeaient aux chants des oiseaux qui avaient baissé d'intensité. La chaleur était moins oppressante et je me demandais bien pourquoi. J'entendis des voix venant du jardin de derrière la haie. Au moment où je sortais du chemin empierré pour regagner le bitume, le gamin au vélo rouge me fit faire un bond de côté. Il avait élargi son circuit aux limites extérieures du parking et je ne l'avais pas vu arriver. Et il y a peu je l'aurais invectiver. Je me surpris à sourire.

En laissant retomber mon bras droit que j'avais levé sous le coup de cette surprise, ma main effleura quelque chose de dur placé dans ma poche que je savais vide. Je m'arrêtai. Je sortis la pierre trouée de ma poche et la mis dans ma paume et serra le poing. La sensation que je ressentais était exactement celle que j'avais imaginé en la découvrant sur le sac de l'homme. Je décidai de la lui ramener.

L'homme n'était plus devant le portail cadenassé. Je restai un moment devant la barrière me demandant si j'avais rêvé. Puis je me tournai sur la gauche et je vis le mégot jeté par l'homme flotté sur le filet d'eau qui longeait le chemin. Je me rappelai ses étranges dernières paroles. La clarté. La clarté du dedans.


  Texte du troisième atelier (11 juin)

Thème :   Une  légende sous le signe de la prolifération du mot

J’ai bâti mon texte avec l’idée générale que j’avais en arrivant jeudi dernier à l’atelier (et quelques éléments de l’histoire qui allait me servir de fil conducteur) et en tentant d’exploiter le mot choisi ce soir-là : Pomarède. Je n’ai, en réalité pas passé beaucoup de temps à travailler ce mot, déclinant un peu à l’envers le dispositif. En effet, avec l’idée générale en tête, j’ai construit, après la séance,  rapidement, une première version de mon texte en cherchant à caser quelques mots issus du procédé de prolifération sans que je me contraigne vraiment. Une fois la première version du texte ainsi écrite, j’ai appliqué de nouveau le procédé de prolifération au mot pomarède avec plus de sérieux. J’ai réalisé à ce moment là (en utilisant la germination et la ramification comme proposées dans les consignes) que la ramification pouvait générer vraiment beaucoup de mots. J’ai tenté d’en recaser encore quelques uns dans le texte, mais l’exercice devenait difficile et je ne voulais pas y consacrer trop de temps. Donc mon texte est plutôt pauvre en mots issus de la prolifération. Le dispositif tel que décrit dans les consignes, et que tu nous a expliqué, me semble donc tout à fait intéressant. J’aurai été incapable, personnellement, de le dérouler dans une seule soirée (surtout après la journée de boulôt !). Pour une prochaine fois (si tu recommences cet atelier avec un autre groupe) peut-être pourrais-tu rajouter des lieux-dits fictifs (à plusieurs syllabes) afin d’élargir le choix des mots (j’ai vraiment bloqué sur le choix du mot le soir de la séance ne trouvant pas celui qui me permettrait de suivre mon idée initiale) ; en fonction du public (si les personnes ont l’habitude d’écrire et ont beaucoup de vocabulaire, ça peut marcher) la durée d’une séance me parait bien courte. Sur ce dernier point, rien n’empêche de continuer après la séance ..c’est ce que j’ai fait avec grand plaisir…

En complément du texte fourni en pièce jointe (j’y ai mis les quelques mots issus de la prolifération en gras) voici le résultat de mon travail sur le mot choisi :



1ere phase :

Pomarède, n.m, vient des deux mots latins : pommarium signifiant verger et redolea signifiant exhaler une odeur. Ce nom commun masculin a deux significations :

 
1/qui exhale une odeur de fruit, par extension qui évoque un vrai paradis de délices

Expression : cet endroit charmant est un vrai poramède !

2/ lieu où le péché originel a été commis, par extension lieu de perdition

Expression : ce lieu sombre est un vrai poramède !

Pas d’inspiration pour aller beaucoup plus loin dans cette phase !

2èmephase :

voyelle ou consomme entre parenthèses = ajout dans le mot
son o sons è, é, ê, … son a autres
eau doré, ée rei(n)e mê(m)e âme mare do(n) ro(n)de
Oh por(t), e, c prés per(t)e a(n)e par (n)om (l)e, (n)e,
paumé, mor(s), t, prêt modér(é)e dam, e rame poè(t)e pe(u)
pomme roma(n) marée arpè(g)e pâmé pas Hé! départ
homme empor(t)é, ée (n)ez est drap pa(t)e mo(n) der
rodé, ée, a nom(m)er merde ê(t)re aède par(a)dée r(i)de dar(d)
rodait, ai, … ode per(t)e E(t) mar(i) (s)era perd(u),e der
pau(v)vre mode (l)es mè(n)e marot ? ra(t) pr(i)me mo(i)
mara(u)d, e rodé(o) mai(s) pau(v)re rade c ar pr(u)de e(n)
po(t) pom(m)ade père ar(r)ê(t)e Ah ! gare même (l)a,(ç)a
po(t)e au(t)re, s paire (v)ais madère aprè(s) r(u)ade (j)e
empo(t)ée (b)ord, s mère a(v)aient arôme épo(qu)e amo(u)r o(ù)
a(u)ra c omme pê(t)   parme dépar(t) mo(n)de p(i)re
or (b)eau des   mar c rame(n)é, ait, ais… (n)ord R(u)
dor(s) (t)rop dès   par(l)e, ée, er ré(v)er  


  Il paraît que la bègue fait le tapin sur les bords de la Garonne. 
- Qui ça 
- Ben, la bègue …celle qui est partie avec Arthur, le ménestrel, le mois dernier … 
- Ah !  Mathilde ! Mais elle ne bégaie pas, elle zozote juste un peu
- C’est pareil. Chipotes pas. Ce que tu peux être empotée. Je te dis qu’elle fait le tapin à Toulouse. Et elle qui jouait sa maraude en chantant tout le temps, la voilà bien maintenant. Voilà ça mène de suivre un moins que rien. Cet Arthur il n’est pas plus troubadour que moi je suis nonne. 
- Mais il n’est pas troubadour, il n’est que ménestrel. Et puis, il tourne drôlement bien les odes … 
- Ce que tu peux être naïve …tu te pâmes devant ce soi-disant poète …enfin parlons plutôt de la bègue … mais le pire est que son père est mort de chagrin après le départ de sa fille... 
- Mais, il n’est pas mort de chagrin puisqu’il est mort avant qu’elle ne parte avec Arthur ...c’est Mathilde qui fût très triste quand son père a été emportée par la crue du ru…un vrai drame …quel homme : la joie de vivre personnifiée ..le seul moment où je l’ai vu anéanti c’est quand la mère de Mathilde trépassa, alors que la petite était si jeune : quelle perte pour lui. Il avait repris goût à la vie grâce à sa fille, disait-il tout le temps. Cet homme avait une belle âme, un vrai saint même … 
- ce que tu peux être naïve, ma pauvre …c’était un vrai âne, oui. Arrête de te signer à tour de bras, je suis pas le Diable. Revenons à la bègue ; moi je te le dis, la bègue on la retrouvera dans la Garonne au fond de l’eau à Toulouse, c’est qu’elles finissent toutes. Et c’est son Arthur qui l’aura jetée là, quand elle ne sera plus bonne à rien, quand elle ne lui ramènera plus de sous, ça se passera comme ça, c’est moi qui te le dis.

Le temps passa. La rumeur prit de l’ampleur. Mathilde partie avec Arthur le ménestrel vivre une belle histoire d’amour (je vous la raconterai une autre fois : la façon dont elle devint une vraie dame est très instructif) devint la catin dénommée la bègue  tombée dans le ru le plus bas de Toulouse car elle avait désobéi à son père qui en était mort de chagrin, le pauvre ; il ne fallait pas parler de la bègue, cette fille perdue, devant les enfants mais personne ne pouvait s’en empêcher ;  toutes les occasions étaient bonnes pour amplifier la rumeur. Faut dire qu’à cette époque, il n’y avaient pas beaucoup d’histoires de ce calibre à se mettre sous la dent dans les environs. Le lieu dit « Pomarède » était née Mathilde et qu’elle ne quitta sans crier gare qu’après la mort subite de son père, devint synonyme de lieu de perdition, la pomme du péché avait été consommée.

Un jour Germaine, la mégère médisante, celle qui aimait lancer les rumeurs, et Gertrude, la naïve, se retrouvèrent au bord du ru le Tricout, comme souvent, à faire leur lessive. Faut dire que Germaine avait la chance d’avoir à la maison une source intarissable d’informations. Son homme, Léon, rodait davantage autour de la taverne paisiblus à soulever la poussière qu’il n’était dans ses près à remuer la terre. Il ramenait ainsi des histoires de toutes sortes que Gertrude se chargeait d’arranger à sa sauce et de divulguer.

- Hé ! Tu sais pas ce que m’a dit Léon ? Non bien sûr, tu sais jamais rien. Eh ben la bègue elle a gagné le premier prix du concours de chant de l’académie florale.  
Ah ! Mais je pensai qu’elle faisait le tapin sur les bords de la Garonne ? 
- Mais qui t’as dit ça ? Ma pauvre, ce que tu peux être naïve !

Le temps passa. Quelques familles supplémentaires s’installèrent dans les parages : on pouvait espérer s’y faire embaucher, car le bruit circulait que l’abbaye allait être ouverte de nouveau et allait même être rénovée. Personne ne sut que c’était Germaine qui avait lancé cette rumeur.

Le temps passa. La bègue, la honte des environs à dix lieux à la ronde il y a encore peu de temps, faisait rêver les jeunes filles : elle avait gagné le premier prix de chant de l’académie florale et son Arthur, était un si beau poète…; les yeux des hommes s’éclairaient d’une lueur étrange quand son nom était prononcé : une catin qui chante comme une déesse, pensez donc ... Ainsi les mots qu’on employa pour parler de la bègue changèrent. On ne parla plus de tapin, de catin, de caniveau, de fille perdue, d’assassinat, mais de beauté, de poésie, d’argent, d’or et même de bonheur. Germaine contribua énormément à cette envolée lyrique, avant de disparaître, à un âge très avancée, dans les oubliettes de l’Histoire. Son mari Léon, lui, avait été emporté bien longtemps la mort de son épouse par le marc qu’il avait lui-même distillé.

Le temps passa. L’histoire de la bègue devint une légende, une source de fierté … Le lieu elle était née et avait grandi, la Pomarède, devint synonyme de vrai paradis. Un verger aux multiples fruits aussi délicieux les uns que les autres, aux arôme suaves.

Le temps passa. Une église fut construite, malgré l’opposition d’Erik le rouge, le grand rouquin venu du nord, qui possédait la taverne paisiblus depuis peu et qui envisageait de créer une auberge avec au moins deux chambres. Quelques familles supplémentaires s’installèrent dans le coin, en espérant que tout cela fut vrai, car on ne savait pourquoi, certaines informations qui circulaient dans le pays perdaient de leur crédibilité quand on découvrait d’ elles provenaient. Mais, par contre, à dix lieux à la ronde, personne ne doutait qu’une jeune fille d’une beauté incroyable, appelée la bègue on ne savait plus pourquoi, quitta le lieu-dit la Pomarède il y a bien longtemps avec un troubadour de passage, qui était en réalité le fils d’un noble, et gagna tous les premiers prix des concours de l’académie florale et finit par devenir comtesse dans un pays dont le nom ressemblait à  Burundi ou Burgundi.

Le temps passa. Il était grand temps que le lieu dit devienne un village. Il fallait lui trouver un nom. Un dimanche de grand beau temps, après le culte dominical, les habitants du lieu-dit se réunirent devant la taverne paisiblus (qui ne devint jamais une auberge au grand dam de certains). Il n’y eut aucun débat. Martial (le bout en train du coin) lança en tout début de séance : et si le village s’appelait La Bègue ? L’adhésion fut immédiate, enthousiaste et unanime. Tout le monde décida de fêter l’événement. Le nouveau propriétaire du paisiblus se souviendra de ce jour comme le plus beau de sa vie.

Le temps passa encore.

Et encore.

Et encore.

Le village La Bègue avait encore grandi, petitement mais sûrement. Les villageois étaient fiers d’être labéguois et la légende de la bègue, qui avait encore pris de l’ampleur, était plus tenace que jamais : la bègue, la prude jeune fille originaire de Pomarède, avait gagné tous les premier prix de l’académie florale de Toulouse plusieurs années de suite et était devenue reine. Arthur n’était pas loin de devenir la réincarnation du plus fameux aède de l’Antiquité.

Un jour, le p’tiot Léon, qui avait hérité de ce prénom comme tous les aînés de ses ascendants depuis la nuit des temps, rodait près du village. Il n’était pas plus haut que trois pommes mais était le plus dégourdi des p’tiots des environs. Soudain, il croisa le p’tiot Fernand, un étranger, qui habitait à plus de dix lieues de là :

- a a a …. lo lo lo  lo …. lors …ça ça ça ça …. va va va … 
- Qu’est-ce que tu dis ? Je te comprends pas . Tu te fous de moi ?

Les deux p’tiots se connaissaient. Je ne vais pas vous mettre ici leur échange car ce serait trop long. Le p’tiot Fernand venait de découvrir la réelle signification de La Bègue et en parlait à sa manière à son copain qui n’apprécia pas du tout et qui fut obliger de mettre une rouste à son pote. N’oublions pas que le p’tiot Léon était le plus futé des environs.

Puis le temps passa. Cet incident se produisit plusieurs fois avec d’autres gamins. Le p’tiot Léon se défendait toujours à sa manière. Il était fier d’être Labéguois et comptait bien se faire respecter.

Le temps passa. Ces enfantillages cessèrent. Léon ne fut plus p’tiot, devint donc grand et resta le plus futé des environs. Ce qu’il avait vécu, les autres enfants labéguois l’avaient vécu aussi. Ainsi, un jour les gens du village se réunirent sur la place devant la taverne paisiblus (au grand dam du curé) et débattirent de la nécessité de changer de nom pour le village. Ne trouvant aucune solution qui satisfasse tout le monde (ce fut une belle empoignade) tous les yeux se tournèrent vers Léon qui n’en demandait pas temps. Il demanda le silence. Il dit qu’il savait quel nouveau nom on pouvait donner au village et du plus futé des labéguois il devint le plus futé des labégeois. En effet il leur proposa simplement de supprimer la lettre « u » et de regrouper les deux mots …esbrouffant tout le monde, prouvant par là qu’il était vraiment futé (bien plus que son aïeul qui ramenait des racontars à sa femme Germaine et qui se tua en distillant son propre marc).

Et voila chère lectrice, cher lecteur, la véritable étymologie de Labège. Foin des autres hypothèses. Croyez davantage en cette histoire d’amour, de sexe, d’odes, de musique et de vin que toutes les autres étymologies réunies, bien trop savantes … et pas plus crédibles.

 


Texte du quatrième atelier (25 juin)

Thème : Itinéraire en exercices de style, sous le signe de la modification et de la disparition  



Vous sortez de chez vous, en ce début de journée automnal, vous allez au bout du chemin et vous attendez. Dans deux minutes, comme tous les matins, votre collègue Nina passera vous prendre dans sa Honda Civic. Les deux minutes passent. Puis deux autres. Vous cherchez à ne pas vous énerver. Soulagement. La voiture débouche du haut de la côte, et vient s’arrêter près de vous. Vous montez à l’arrière. Vous ne saviez pas que François habitait aussi dans le haut du village, comme vous. Vous refusez d’admettre que vous en êtes contrarié et vous espérez que le bonjour que vous avez lancé ne le montre pas. Vous regardez le soleil pâle percer le léger brouillard, Nina faisant repartir l’auto dans la pente, jusqu’au méplat où elle marque le stop. Vous observez la circulation, plutôt dense, de la RD 16 qu’il faut traverser. Nina et François poursuivent leur discussion sans vraiment faire attention à vous, vous semble-t-il. Encouragée par François, Nina finit par s’engager, traversant la RD 16 entre deux camions plutôt rapprochés l’un de l’autre. Vous regardez les personnes venues, certaines à pied, d’autres en voitures, au centre commercial de l’autan que la Honda Civic est en train de contourner. Nina et François continuent leur discussion. Vous croisez le regard de Nina dans le rétroviseur. Vous n’arrivez pas à y déceler une quelconque connivence avec vous. Vous n’aviez jamais remarqué qu’elle avait trois petits trous à son oreille gauche. Vous décidez, en toute discrétion, de pousser plus loin votre observation. Quand vous regardez de nouveau dehors, vous vous rendez compte que vous longez maintenant le parc,  émergeant, mystérieux, du brouillard, plus dense dans la vallée que dans les hauteurs. Au moment où vous voulez rompre le silence, vous entendez François lancer à Nina : « Marco n’est pas là ! ». Puis une fraction de seconde plus tard : « il devait nous attendre devant l’arrêt de bus, là » en montrant l’emplacement du doigt. Vous ne saviez pas que Marc devait aussi être du covoiturage. Vous participez à la brève discussion qui s’ensuit, Nina ayant arrêté, moteur allumé, la voiture sur la chaussée, à l’emplacement du bus, juste avant le rond point Occitanie. Vous êtes d’accord avec Nina et François d’aller, sans attendre, récupérer Marc au quartier Saint-Paul, où il habite, afin de ne pas perdre de temps. Vous vous rappelez que vous avez placée une réunion en début de matinée, mais vous n’avez pas d’inquiétude : ce bref détour ne vous mettra pas en retard. Deux minutes plus tard, vous voyez Marc agiter ses bras, ballotant sa sacoche au dessus de sa tête, un grand sourire aux lèvres, marchant à grands pas. Vous souriez niaisement à la blague que fait Marc en rentrant dans l’auto, alors que Nina éclate de rire et que François lance : « sacré Marco, il ne changera jamais ». Quand la Honda Civic revient au rond-point Occitanie, un bouchon commence à se former. Vous trouvez cela à peine croyable : en moins de cinq minutes ! Vous savez, à cet instant précis, qu’il vous faudra une heure et demie pour faire les 15 km qui vous séparent de votre lieu de travail. Cette situation, rare, que vous espériez vivre, sans vous l’avouer, en tête à tête avec Nina, se déroulera avec Marc et François, ces deux collègues avec lesquels vous n’avez pas d’affinités particulières. Vous avez peur de ne plus être adepte du covoiturage pendant un certain temps ! 



L’auto arriva à  la maison quand Bruno sortit du jardin. Nina conduisait. Un brouillard automnal voilait l’air du matin. Max fut surpris : dans la Honda Civic, il y avait François. Pourquoi ? Habitait-il lui aussi par ici ? « Bonjour » lança Bruno d’un ton qu’il voulut franc quand il s’assit dans l’auto. Nina, au volant, parlait à François qui souriait. « Salut » dit François sans conviction, poursuivant aussitôt sa discussion. Nina fit partir l’auto puis la stoppa plus loin. Il fallait franchir la RD 16. Un camion passa. Puis un bus. « Vas-y…faut pas mollir ! » dit François, toujours souriant. « Tais toi », lança Nina d’un ton dur. Bruno rigola tout bas. La Honda civic put franchir la RD 16, puis contourna la station Kaï, chacun ruminant sa frustration. Bruno s’agita sur son coussin, l’air narquois. Nina continua son action, pilotant l’auto, imaginant son attrait sur François, puis son attrait sur Bruno. L’auto poursuivit son parcours, stoppa, puis continua. Un liquidambar du parc surgit, sortant du brouillard, saisissant Bruno. La Honda roula jusqu’au stop du bus. Là où « on aurait du », dit François, « saisir Marco ». « Saisir Marco ! », railla Bruno tout bas, puis tout haut : « on fait quoi ? ». Nina coupa court à toute discussion : « allons à lui ! ». L’auto tourna autour du rond point Occitania, fonça à Saint-Paul, là où habitait Marc. Nul, dans l’auto, mouftait. Soudain Marc apparut, souriant, marchant à grands pas. Il blagua à l’instant où il monta dans l’auto. Nina rit. François sourit : « toujours aussi vif, Marco ! ». Bruno souriait aussi, mais d’un air, à son grand dam, plutôt niais. Nina suivit un minibus bruyant puis arriva au rond point : « zut ! Un bouchon ! Si soudain !». Bruno sursauta : « ça alors ! ». Son moral chuta. « J’aurais pas du partir ainsi au boulot. J’aurais du savoir » murmura-t-il ; puis il rajouta plus bas : « j’ai tout faux … », craignant un impact sur son travail du jour. Mais au fond, soupçonna-t-il, sa frustration portait plutôt sur Nina qui, à l’instant, d’un air lointain, mit la radio d’où sortit un air funky. « Plus jamais ça » ronchonna Bruno : il statua qu’il partirait au travail dans son char non polluant (sa twingo), sans autrui, maîtrisant ainsi son parcours, laissant son imagination à la maison.





Texte du cinquième atelier  dialogues en tranches (voir le dispositif)


- A Labège ? Pas possible !

- Si je t'assure.

- Non je ne te crois pas !

- Si, ça s'est passé samedi soir, lors de la soirée samba...

- Mais comment ça a pu se terminer aussi violemment ? 

- Je t'explique. La soirée avait commencé depuis...

- Punaise, j'en reviens pas. A Labège !

- Eh, oh, tu veux savoir ou non ? Si tu m'interromps tout le temps, on n'y arrivera pas.D'ailleurs, je n'en sais pas beaucoup plus que toi. Je sais simplement que la soirée, qui se déroulait à la salle des fêtes, s'est finie dans un bain de sang. Mais je préfère qu'on parle d'autre chose. On en causera quand on en saura plus. Mais, dis donc, on m'a dit que tu as failli te faire écraser par un quad ? 

- Oui, c'est vrai, je t'en parle pas. Je faisais du vélo, paisible, dans les chemins de Canteloup quand un quad a débouché à toute berzingue et a bien manqué de m'écraser tout net

- Quel salaud ! Ca se passait où ? 

- En fait non loin de chez moi, plus exactement tout près de chez ma voisine, Mme Ravel.

- Mme Ravel ? 

- Oui, madame Ravel, tu la connais ? C'est quoi ce sourire ? 

- Quoi, tu sais pas ? 

- Je sais pas quoi ? 

- Je crois que son mari la trompe... Mais chut.

- Autrement, quoi de neuf ? 


- Tiens, quelque chose de rigolo. Mon beau frère habite route de Baziège et m'a expliqué le pourquoi du carambolage de hier matin qui s'est passé devant chez lui. Tu devineras jamais ce qui l'a provoqué ? 

- Une poule.

- Quoi ? 

- Oui, une poule. Je le savais. J'habite route de Baziège moi aussi, tu as oublié ? 

- Ah.. C'est vrai !

- Tu sais que dimanche on baptise le neveu, avec toute la famille, même ceux de Belgique ont fait le voyage !

- Mon pauvre, je t'envie pas ! Je suis célibataire. J'ai pas d'enfant et je suis mieux comme ça. Le mois dernier, je suis allé rendre visite à mon frère.. Eh ben, j'ai trouvé mes neveux exécrables ! Toujours à regarder la télé !

- Que veux-tu, c'est la vie.


Sixième atelier

Elle aurait pu se demander comment elle avait trouvé ce petit restaurant, situé  en pleine campagne, au milieu de nulle part et comment elle aurait réussi à deviner qu'il était ouvert à une heure si tardive. Mais elle ne se pose pas de questions. Elle passe la porte, s'arrête ; la tête lui tourne.

- Je n'aurais pas du terminer la bouteille de gin ...c'est quoi ces formes carrées qui ne tiennent pas en place ? Se dit-elle en arrêtant son regard en un point précis de la salle déserte, où se tient un homme.

Si elle avait été moins saoule, elle réaliserait que ce ne sont que les carreaux en faïence craquelée, situés au dessus du bar derrière lequel se tient le patron, certainement, qui la regarde intensément. Le papier gaufré qui décore le mur du fond de la salle est dans le même sale état que la faïence : des déchirures zèbrent le motif d'un boxeur avec un casque de cuir qui se reproduit à l'infini.

- Vous aimez les motards, non, lance-t-elle au patron qui ne bouge pas d'un pouce. Elle s'avance à une table et s'y installe. Il n'y a aucun client dans la salle. Pas d'autres personnes que cet homme, immobile, derrière le bar, qui ne peut être que le patron.

- S'il y avait un client dans ce restaurant, il aurait été ici, à cette table où je viens de m’asseoir. C'est là, oui, que je serais en tête à tête avec un homme, peut-être mon homme. Mais peut-être pas. Ça veut dire quoi « mon homme » ? S'il était là, je lui réglerais ses comptes. Il aurait dessiné, là, sur la nappe. Il aurait fait ses dessins insupportables et j'aurais ri, comme il le déteste. Quel pantin. Ce sont tous des pantins. Et puis j'ai sommeil, sommeil. Si mon homme était là, je lui demanderais ce qu'il connaît de moi. Et moi est-ce que je le connais ? Si je devais extirper de sa personne quelque chose de connu, ce serait quoi ce quelque chose ?

Si elle avait été dans un autre restaurant, où si elle était venue plus tôt, ou si elle ne parlait pas si fort, ou si son rire n'était pas si strident, le patron ne se serait pas trouvé soudainement devant elle, si près. Si près qu'elle pouvait le toucher, le caresser.

Mais la querelle devait venir. Elle est là. Il gueule, il lui secoue les épaules, il la lève brutalement, le regard plein de haine et la pousse ainsi dehors dans ce milieu de nulle part, en la tenant fermement par l'avant-bras droit.

Elle aurait aimé  être expulsée ainsi plus souvent. Quel plaisir ! Quelle joie ! Si elle avait pu, elle aurait avancé de quelques pas, se serait enfoncée dans la nuit engagée depuis bien longtemps, elle se serait mise à chanter et aurait déambulé en rase campagne jusqu'au lever du jour. Être habitée par la haine de l'autre et voir le soleil s'élever au-dessus de l'horizon. Mais non, elle ne bougera pas, elle ne va pas se laisser faire, elle va crier sa haine elle aussi. Les éclats de voix heurteront la voie lactée. Puis elle change d'avis. Elle se dégage violemment de l'étreinte du patron, pourtant si puissant, elle fait quelques pas, revient vers lui, se rapproche si près qu'elle pourrait le caresser sans tendre son bras, le visage contracté par la rage, puis éclate de rire, puis s'effondre. Dans ses bras. Un refuge, malgré lui.

Endormie, recouverte d'un vieil édredon, elle se retrouve dans le débarras poussiéreux. Le patron, une tasse de café à la main, la regarde. Si elle pouvait voir son regard, elle pourrait avoir peur. Très peur.



Septième atelier

La balle de tennis

balle-tennis.jpg

Ton ancêtre s'appelait esteuf et tu étais faite de poils d'animaux et d'étouffe de laine. Tu fis encore plus mal à la paume de celles et ceux qui te tapaient allègrement à mains nues, quand on  décida de te durcir en te fabricant avec du cuir bourré de sable et de chaux. Tu faisais même tellement mal que tu fus interdite par le roi et qu'on changea une nouvelle fois ta composition. C'était mieux mais, quand-même, vraiment pas satisfaisant : tes ficelles, qui enserraient des draps pressés, se relâchaient bien trop facilement pour satisfaire ceux qui t'utilisaient pour leur plaisir. Puis ce fut l'heure du ficus elastica : le caoutchouc te constitua, le feutre te recouvrit, tu devins parfaitement ronde et tu fus remplie d'air. Tu devins jaune et fus mise en boîte sous pression. C'est depuis cette époque qu'on t'utilise avec une raquette : on te tape, on te « lifte », on te    « smatche », on te « slice », on t' « amortis », on te fais rebondir au plus près des lignes du terrain de tennis. Tu passes d'un côté à l'autre du filet, tu t'aplatis sur le sol, tu te déformes, tu perds tes poils, tu t'uses vite. Très vite. Trop vite. Au bout de quelque temps on te prend dans la paume, on te presse, on t'écrase, on te déforme, on constate, mécontent, que, comme toujours, tu ne sais pas garder la pression en toi et qu'on va être obligé de te jeter bien plus tôt qu'on ne le pensait (car tu es bien chère à l'achat). Et quand ça sera fait, une nouvelle vie commencera, peut-être. Il est possible, pourquoi pas, qu'un enfant te récupère et joue avec toi. Dans ce cas tu seras contente ou même heureuse s'il t'envoie en l'air, s'il jongle, s'il te caresse, te bichonne, te gardes avec lui pendant ses années d'insouciance. Tu pourrais aussi te transformer en objet utilitaire, si par exemple, on te place, après t'avoir déchirée, à un coin d'une table pour éviter de se faire mal en s'y heurtant ; tu attendras là patiemment, parfois très longtemps, qu'on t'y décroche pour te mettre définitivement au rebut. Celle, ou celui, qui fera ce geste, espérera vaguement que tu sois broyée, déchiquetée, recyclée (car tu es bien polluante)... plutôt que de traîner encore des années et des années (voire des dizaines d'années), quelque part, nulle part, avant de devenir poussière.
 


 

Huitième atelier

Autour du chapiteau broutent

poneys, zébus et quelques autres animaux étranges pour Labège,

alors que plus loin,

dans la nuit presque noire,

derrière la RD16 passagère,

un tracteur éclaire son labour.

Quelques voitures passent, sporadiquement, devant l’arrêt du bus où nous nous tenons.

Le bruit d’un train remplit soudainement l’espace.

Le froid n’a pas le temps de gagner mes pieds,

le bus 79 arrive,

vide.

Regarder, écouter, sentir et imaginer,

prendre son crayon et noter à la volée observations et impressions,

pour en faire, juste après le trajet, un écrit, en trois parties, se rapprochant d'un poème,

telles sont les consignes à appliquer, ce soir, pour ce nouvel atelier d’écriture.

Notre groupe monte dans le bus.

Ainsi qu’une jeune femme,

amusée.

Le bus démarre en trombe.

Espace vide dedans, espace noir dehors, mon reflet dans la vitre me renvoie ma perplexité.

Passage du bus sous le pont de la voie ferrée, là où le train fila à toute allure il y a peu,

accélération vers le rond-point Occitanie.

Stupeur et consternation,

pas d’arrêt à cette station, si rapidement atteinte,

je n’ai pas eu le temps de noter quoique ce soit.

II

Un moment d’inattention,

et voici le bus qui débouche sur la place Saint Barthélémy.

Des boules phosphorescentes sont posées sur des poteaux effilés :

ce sont les lampadaires qui éclairent les tables et les chaises

de la terrasse dépeuplée, normal à  cette saison, du restaurant « ô paisible ».

Les affiches du cirque offrent un nom que je n'arrive pas à saisir.

Elles sont espacées régulièrement sur le bord de la route,

et scandent ainsi l’allure du bus qui fonce, déjà, dans la rue Baratou.

Je griffonne hâtivement quelques mots sur mon carnet,

je lève la tête,

tiens, le garage au losange est ouvert.

Vite : voici le moment de noter une réflexion bien sentie sur les travailleurs du soir,

pendant d’aucuns s’amusent comme ils le peuvent,

trop tard, le bus est déjà presque à la hauteur de l’arrêt Riquet,

la lumière d’une habitation sort d’une fenêtre en demi-lune,

voilà l’occasion de lancer mon imaginaire,

d'inventer une tranche de vie derrière cette illumination,

trop tard, l’arrêt Riquet est derrière nous.

III

Le bus se lance vers notre terminus,

il fonce encore et toujours.

La main

se met en suspension,

au dessus de la feuille,

la fin du trajet approche, le rond-point Périgord est en ligne de mire.

Le bus accélère, je regarde attentivement devant nous :

aucune voiture,

je me retourne :

aucune voiture, non plus.

Mon reflet dans la vitre me renvoie, maintenant, du désarroi.

Je griffonne hâtivement quelques mots tels que vitesse, temps qui passe, lumière, noir, vide, …

puis ..stop .. le bus s’arrête …je sors hâtivement, comme les autres membres du groupe, à cette station

Périgord …que faire de ces griffonnages … aucune idée …advienne que pourra !
 


 

Texte du neuvième et dixième ateliers

 Quatuor de Labège : ALCIDE -TAÏMA - ADELYNA - JAUME  

 

ALCIDE

 

Soirée plutôt décevante, hier, avec Adelyna, Taïma et Jaume. Pourtant j’étais en pleine forme car je venais d’apprendre ma participation au premier vol d’essai du « Limasawa » qui permettra dans quelques mois d'assurer la liaison Toulouse Jakarta en dirigeable. Je remplace au pied levé le responsable en second de la chaîne de commande, système que je connais parfaitement puisque je travaille dessus depuis un an. On m’a prévenu bien tard, le départ étant programmé pour demain, mais ce n’est pas grave, l’important c’est d’y être ! Je n’ai pas résisté au plaisir d’annoncer cet événement dès que nous nous sommes retrouvés, comme convenu, sur la terrasse du restaurant « le bougainvillier » à Labège le haut, juste avant le coucher du soleil. J’étais d’autant plus pressé de l’annoncer à Adelyna que ce vol d'essai va m'amener à Yogyakarta …là où elle est née…Je leur ai expliqué ce que j’allais faire lors de ce vol et je crois que cela les a beaucoup intéressés. Ah ! Adelyna, Adelyna, elle est belle, elle a des yeux splendides, son corps est magnifique elle est intelligente : je l’aime ! Elle est la femme de ma vie !

Nous vivons ensemble depuis deux ans, depuis le départ improbable de sa grand-mère Nénék, mais nous n’avons encore jamais réellement parlé de notre avenir commun. Il est maintenant grand temps de le faire ! J’avais prévu de lui dire simplement et clairement hier soir ma volonté de construire ma vie avec elle,  devant Taïma et Jaume pour y ajouter une note légèrement solennelle, mais je n’ai pas pu car je ne l’ai pas senti disponible.

J'ai découvert avec surprise qu'elle avait son regard noir des mauvais jours quand la discussion avec Jaume sur l'anniversaire des 10 ans de la désactivation du mur patinait. Pourtant quand j'ai lancé ce sujet je pensais que notre conversation allait être aussi animée que d'habitude. Et bien pas du tout. J'ai eu beau forcer ma position, dire que c'était idiot de fêter ces 10 ans de la désactivation du mur, qu'il fallait regarder devant nous, que les vagues de réfugiés climatiques étaient maintenant toutes passées, que la planète ne se réchauffait plus depuis longtemps et que le capitalisme et le frontisme étaient définitivement morts avec la mise en place de la gouvernance globale, Jaume est resté bien terne, lui si prompt à me faire la leçon comme quand nous étions ses élèves et que nous buvions ses paroles. Mais hier soir, il n'avait pas la même attitude que d'habitude. Il n'a pas repris mes arguments un par un, et, chose rare, il ne m'a pas fait sa leçon sur l'importance du mur sur notre vie de tous les jours. Leçon d’ailleurs que je n’accepte pas. Je sais qu’Adelyna ne partage pas entièrement mon point de vue mais ça, par contre, je le comprends. Elle est arrivée à Labège camp à l’âge de 7 ans, est restée derrière le mur pendant cinq ans et est venue vivre à Labège le haut avec sa grand-mère, au moment de la désactivation du mur. Ah sa grand-mère, que nous tous, nous appelions Nénék, avant qu'elle ne disparaisse mystérieusement il y a deux ans ! Quelle personnalité ! Il parait qu’elle était la figure la plus importante du camp, mais je n’en ai pas su grand chose. L’arrivée d’Adelyna et de sa grand-mère ici a surpris beaucoup de monde, car la plupart des réfugiés climatiques, une fois leur temps de transit écoulé, sont acheminés comme ils sont venus (c’est-à-dire par les liaisons souterraines) là où ils peuvent être accueillis et sans avoir jamais rencontré d’autres personnes que celles autorisées à pénétrer dans le camp. Je parle bien sûr du temps où le mur était activé.

Comme d'habitude, Taïma a réussi à détendre l’atmosphère au bon moment. En effet, Jaume répondait à peine à mes réflexions sur le mur, certes un brin provocatrices, et Adelyna se taisait. Ma sœur n'a aucun goût pour les joutes intellectuelles (contrairement à Adelyna qui y excelle)  mais il faut lui reconnaître le don de relancer une soirée mal partie. Ainsi profitant d'un silence prolongé qui s'était établi entre nous et qui pouvait devenir gênant, Taïma nous a fait observer d’un ton enjoué que la lumière du soleil couchant était d'un jaune exceptionnel et que cet éclairage donnait à l'allée des palmiers, qui longe le bas de la colline, une touche magique. Je leur ai fait remarquer que nous-mêmes, ou nos enfants, pourront voir les Pyrénées de là où nous nous tenions comme le faisaient nos anciens, une fois que le cycle de dépollution de l’atmosphère sera terminé. Taïma m’a aussitôt coupé la parole, empêchant ainsi Jaume de réagir à cette position. Taïma a ainsi placé la conversation sur la ville et son organisation, sujets qui la passionnent. Adelyna et Jaume se sont détendus quelque peu et y ont participé avec un plaisir qui m’apparaît maintenant forcé. Taïma et Adelyna ont échangé ensuite quelques souvenirs communs. Puis Jaume nous a raconté sans son entrain habituel les anecdotes du lycée, qu’on connaît par cœur. Comme Adelyna y prenait visiblement du plaisir, je suis rentré dans le jeu et j’en ai moi aussi racontées et j’ai ainsi réussi à faire rire les filles. La soirée fut donc finalement assez agréable, quoique plutôt superficielle, contrairement à d’habitude.

La fin de soirée fut très curieuse. J’avais du m’absenter quelques instants pour répondre au visiophone à une question technique venant de l’équipe de nuit et quand je suis revenu à notre table, l’ambiance avait changé de tout au tout. Chacun se taisait. Jaume et Adelyna se regardaient d’une façon que je n’ai pas aimée. Taïma regardait ailleurs.  Je n’ai pas voulu interroger Adelyna sur son attitude lointaine vis-à-vis de moi pendant toute la soirée quand nous sommes rentrés chez nous. A la réflexion cela fait peut-être même quelque mois qu’elle prend de la distance. Mais pour l’instant ne pensons pas à cela, je dois me concentrer sur ce vol d’essai. Je lui parlerai sérieusement à mon retour, dans 10 jours.

 

TAÏMA

Que se passe-t-il ? Par quoi, ou par qui, Adelyna et Jaume sont-ils liés ? Que partagent-ils ? Que signifie ce regard si long, si profond, si étrange qu’ils ont échangé à la fin du repas, quand Adelyna a donné une petite enveloppe à Jaume qui en réponse lui en a donné une autre ? Que signifie ce silence pesant qui a accompagné cet échange ? Pourquoi Adelyna a-t-elle attendu qu’Alcide s’absente quelques instants pour l’enclencher ? Car je suis sûre qu’elle a attendu ce moment là…Oui, pourquoi ? Ces questions m’ont empêchées de dormir cette nuit ; j’ai eu beau les poser de différentes manières, je n’arrive pas à trouver une réponse qui me satisfasse. Ce n’est pas une histoire de sexe, ni une histoire d'amour. Je sais bien qu’Adelyna et Jaume ont eu une aventure il y a deux ans, Adelyna me l'a racontée dès qu’elle s’est déroulée. Elle m’a dit et redit que c’était une aventure sans lendemain et je la crois. Il y a donc autre chose, mais quoi ?

Ah, Alcide ! Comme il est pathétique ! Mon frère ne changera jamais. Il a commencé la soirée en nous annonçant avec fierté sa participation au vol d’essai qui reliera Toulouse à Djakarta en dirigeable. Il nous a parlé en long en large et en travers de son rôle dans ce trajet qui l’amènera à Yogyakarta. Il n’a pas vu qu’Adelyna, qui était déjà arrivée à notre rendez-vous étonnamment crispée, s’est encore tendue en entendant le nom de l’endroit où elle est née. Comme d’habitude, Alcide ne s’est aperçu de rien. Il a voulu nous communiquer son enthousiasme pour son voyage intercontinental et pour son système de commande de vol en particulier, alors que l’ère de l’aéronautique, naguère toute puissante, touche à sa fin, précisa-t-il inutilement puisque tout le monde le sait, concluant abruptement son propos sur sa vision optimiste de notre avenir maintenant que la plupart des grandes difficultés de l’humanité, que nous connaissons tous, ont presque été toutes résolues ; et il a rappelé en vrac celles qui lui venaient à l’esprit :  l’assèchement définitif des énergies fossiles, la pollution atmosphérique insoutenable, le déplacement massif de population du au réchauffement climatique, la gestion des déchets (pas uniquement nucléaires) enfouis sous terre, l’inutilisation subite de l’espace due au fameux « crash domino » (du aux collisions en cascade des satellites en orbite basse qui en se heurtant les uns les autres ont généré un bouclier de débris infranchissable pour des dizaines d’année), l’impuissance politique, la dernière guerre. Tout ça, nous a-t-il dit, est maintenant derrière nous. Jaume, étonnamment, n’a pas réagi à cette vision optimiste de l’avenir portée par mon frère qu’il ne partage évidem

ment pas. Je ne sais pas qui a raison entre Alcide et Jaume. En fait, leurs discussions politiques ne m’intéressent pas. Je préfère me concentrer sur les personnes qui m’entourent et agir au mieux en interaction avec eux plutôt qu'en fonction de principes ou de doctrines qui ont fait tant de mal dans le passé et qu’on ne maîtrise pas dans le présent.

Je me suis mise ainsi à parler de l’urbanisme de Labège une fois que la conversation d'Alcide a tourné au monologue pathétique. Je n’ai pas voulu parler des travaux en cours qui transformeront petit à petit l'ancienne zone des réfugiés climatiques en un des plus importants points nodaux de l’Europe du Sud (point de rencontre et de distribution des personnes, des biens, des énergies et des déchets). C’est d’ailleurs de là que partira demain Alcide. J’ai donc préféré parler des dernières nouvelles concernant notre ville de Labège : d’abord l’agrandissement de ce tapis roulant des plus ingénieux, bordé de palmiers, qui nous amène au prochain point nodal, sur lequel débouchent les tapis roulants secondaires qui quadrillent presque toute la ville. Labège le bas n’est bien sûr pas quadrillé comme Labège le haut, car le centre historique (l’église, le parc, la place, les vieilles bâtisses) a été préservé lors des travaux gigantesques du siècle dernier effectués après une refonte complète de l’occupation des sols ; ces travaux ont conduit au Labège de maintenant, celui que nous connaissons, caractérisé par ses habitations élancées surmontées de leurs terrasses végétales et ses structures collectives distribuées de chaque côté de l’allée des palmiers tandis que les hibiscus et les bougainvilliers distribués dans toute la ville, encore en fleurs en ce mois novembre, apportent de chaudes couleurs et d'agréables senteurs. 

J’ai enfin réussi à détendre réellement l’atmosphère quand j’ai abordé les souvenirs qu’Adelyna et moi partageons.  Adelyna est rentré dans mon jeu sans beaucoup d’entrain, comme si elle s’y sentait obligée. J’ai passé sous silence les deux premières années qui ont suivi son arrivée à Labège où elle ne parlait pas, pour mettre en avant la connivence, tellement forte, que nous avions quand nous étions adolescentes et qui nous a amené à conduire des actions dont nous ne parlerons à personne. Jaume a mis son grain de sel et nous a raconté ses histoires de professeur les plus savoureuses qu’on aime toujours réentendre, mais, lui aussi, sans grande conviction. Alcide est rentré dans notre jeu en racontant les siennes. Adelyna s’est senti obligée de rire. J’ai fait comme elle pour que sa gêne ne se voit pas. Je pensais avoir définitivement sauvé la soirée quand Alcide s’est éloigné pour répondre à son visiophone et le visage d’Adelyna s’est figé soudainement, elle a fixé Jaume du regard longuement, très longuement, les traits de Jaume se sont brusquement tendus, Adelyna s’est penché sur le côté, a ouvert son sac, a pris une petite enveloppe, l’a donnée à Jaume, qui ne disait toujours rien, le temps parut comme suspendu, je n’étais plus là pour eux, leurs regards étaient rivés l'un sur l'autre, personne ne parlait, l’enveloppe changea de mains. Jaume la fit disparaître dans la poche intérieure de sa veste tout en continuant à regarder Adelyna, sortit une enveloppe un peu plus grande d'une autre poche, la tendit à Adelyna qui la prit. Aucun mot n'avait été échangé.

Alcide est revenu tout excité, remarquant à peine la situation. Mais que s’est-il passé réellement  entre Adelyna et Jaume ? Pourquoi Adelyna a-t-elle failli pleurer quand elle m’a serré dans ses bras en me disant au revoir d’une voix étranglée ?

 

ADELYNA

Sayangku,

Quand tu liras cette lettre, à ton retour, je serai partie pour toujours. Je disparais comme a disparu Nénék la mère de ma mère, il y a deux ans. Souviens toi comme nous l'avons cherchée partout. En vain. Alcide, Alcide, mon chéri, sayangku, nous vivrons dorénavant chacun de notre côté avec la part que l'autre a mis en nous. Ne me cherche pas. Nos chemins étaient appelés à se séparer un jour ou l'autre et le moment est venu. Alcide, es-tu vraiment surpris de ce qui arrive ? Je ne le crois pas. Ne te fais pas du mal en pensant que je pars pour un autre car cela n'est pas. Nous nous retrouverons si tu fais le chemin ...

Aku cinta padamu.

Adelyna

Alcide ne lira pas cette lettre, d’ailleurs bien trop courte pour lui être donnée, car je l’aurais détruite avant de partir loin d’ici, en même temps que cet écrit, comme me l’a bien signifié Nénék : « ne laisse aucune trace derrière toi si tu acceptes ma proposition». Quel choc de revoir ma grand-mère bien aimée, moi qui la pensais morte, après sa disparition inexpliquée ! Ces retrouvailles bouleversantes ont eu lieu il y a 6 mois chez Jaume, qui m’avait invitée à passer chez lui d’une façon très étrange en me demandant de n’en rien dire à personne. J'ai une entière confiance en Jaume et j'ai donc suivi ses consignes à la lettre. L’amitié qui nous lie est plus belle que notre brève histoire d’amour, que j’ai eu raison d’arrêter rapidement car elle ne menait nulle part. Jaume a accepté ma décision avec dignité, mais je sais que cette décision l'a d'autant plus meurtri que je l'ai quitté pour m’installer avec Alcide. Ah Alcide, Alcide ! Si tu avais pu faire sauter la barrière qui est en toi, si tu avais pu canaliser cette magnifique énergie que tu abrites pour en faire œuvre de vie, si tu avais su  te mettre à l'écoute et entendre les signes que je t'ai donnés depuis que j'ai retrouvé Nénék, peut-être que je n'aurai pas pris cette décision. Tu ne sauras jamais combien ces derniers mois furent pénibles pour moi, passant d'un état à l'autre au fur et à mesure des révélations que Nénék me faisait lors de nos rencontres régulières, toujours secrètes et toujours chez Jaume qui y participait quand Nénék le décidait ; ainsi l'incompréhension et la confusion  se sont d'abord mélangées à la colère et à la tristesse, puis l'angoisse et la peur qui m'étreignirent quand Nénék me fit sa proposition il y a environ une semaine, en ayant demandé au préalable à Jaume de nous laisser seules, et me dit : « Voilà ce que nous te proposons. Et maintenant, mon baiby, c’est à toi de choisir. Je pars demain et je ne reviendrai plus jamais ici. Réfléchis à tout ce que je t’ai dit. Donne ta réponse à Jaume  avant la fin de la semaine prochaine. Tu trouveras dans l’enveloppe la biopuce à remplir. Si tu choisis de nous rejoindre, mets y les informations te concernant, donne la à Jaume et fais ce que tu as à faire en fonction de ce qu'il te remettra. Et bien sûr ne laisse aucune trace derrière toi.»

Alcide, Alcide, tu n'as rien ressenti de la véritable nature de mon malaise de ces dernières semaines. Tu as simplement vu que je n'étais pas dans mon état habituel, sans en chercher véritablement les raisons. Ton énergie, ta volonté, ta joie de vivre, ton allant qui m'avaient tant aidée, et que j'ai tant aimés, quand nous nous sommes installés ensemble m'ont parus que pour ce qu'il sont : des pans pathétiques d'un aveuglement profondément stérile. Tes paroles sur le mur me firent mal. Tu n'avais donc rien compris à ce que je t'avais, si difficilement, raconté. Je sais que tu forçais ta position, que tu cherchais une joute intellectuelle, comme cela nous est arrivé plusieurs fois et à laquelle j'y participais, toujours de  mauvaise grâce sans que tu t’en rendes compte. Le mur désactivé officiellement il y a 10 ans restera encore bien longtemps dans nos esprits comme tente de l'expliquer Jaume à qui veut bien l'entendre. Nénék m'a appris ces derniers mois que le mur n'avait été activé que les premiers mois après notre dramatique rapatriement, juste le temps qu'il tue deux ou trois enfants de mon âge, et que cela étant et se sachant, personne, d'un côté et de l'autre du mur n'ait de velléité pour s'en approcher. Nénék, elle, le savait. Elle m'a beaucoup parlé de ce temps si proche et si lointain à la fois et m'as fait comprendre pourquoi je me suis tue à mon arrivée au camp et à mon départ.

Alcide, ta fierté de participer au premier vol du « Limasawa » est légitime mais illusoire, signe du chemin qui te reste à parcourir et sur lequel je pensais jusqu'à hier soir pouvoir t'accompagner. J'ai ri de bonne grâce à tes sottises de fin de soirée, alors que je suis sûre que Taïma pensait que je me forçais ; je venais de réaliser que, seul mon départ pouvait être le choc salutaire pour te permettre de sortir de ton aveuglement. Ton chemin sera long et si tu y réussis, nous nous retrouverons. Alors l'échange des enveloppes, devenu inéluctable, se réalisa quand tu t'absentas pour répondre à ton visiophone, l'angoisse et la peur me saisissant subitement quand je vis le regard terrorisé de Jaume que je soutins malgré tout. Je sais que Taïma, qui restera ma première amie, qui m'a tellement aidée en arrivant à Labège pour sortir de mon mutisme, ne fera jamais le chemin que tu peux faire, Alcide, car son caractère ne s’y prête pas. Taïma est donc perdue pour moi. C'est pourquoi j'ai pleuré en lui disant au revoir.

Maintenant il me reste à ouvrir l'enveloppe que Jaume m'a remise et suivre les consignes qui y sont notées. Je sais que la première sera de détruire les écrits que je viens de faire.

 

JAUME

L'enveloppe que m'a remise Adelyna est là, sous mes yeux, fermée. Je tiendrai ma promesse  et ne l'ouvrirai pas. Je l'apporterai demain, à l'heure et à l'endroit convenus afin qu'elle parvienne jusqu'à Nénék. J'avais sur moi depuis une semaine une enveloppe pour Adelyna que je ne devais lui remettre que si elle-même m'en donnait une. J'attendais ce moment avec crainte car je savais, Nénék me l'avait dit, que si l'échange s'opérait, Adelyna partirait de Labège pour ne plus y revenir. J'espérais qu'il ne survint pas, mais il eut lieu hier, à l'occasion de la soirée passée avec Alcide et Taïma et ce moment fut encore plus dur que je ne l'avais redouté.

Je viens de vivre ces derniers mois comme un rêve, et la fin de notre soirée de hier comme un cauchemar. Quand je vis Nénék dans mon salon il y a six mois, assise sur mon canapé, dotée d'un sourire magnifique, rentrée chez moi à mon insu,  je faillis tomber à la renverse car, comme tout le monde ici, je la croyais morte. Quand je repris mes esprits, je fus saisi par son impassibilité et par la force rayonnante qui émanait de la grand-mère d'Adelyna, la figure emblématique du dernier camp des réfugiés, avec laquelle j'eus de nombreuses discussions quand elle vint s'installer ici, et en particulier sur le mur. La Nénék qui revenait n'était pas celle qui était partie. Cette dame de 80 ans, dans la pleine force de sa grande maturité, dégageait une autorité naturelle sur les personnes qui l'accompagnaient, étranges et discrètes, qui semblaient lui organiser des rendez-vous  comme ceux qui se passaient chez moi avec Adelyna et auxquels j'y participai quand Nénék me l'autorisait.

J'appris avec stupeur que le frontisme n'était pas mort, que ce mouvement descendant du fascisme qui avait gagné la planète après la fin de la guerre du Caucasse, qui elle-même avait succédé à la guerre du proche orient, n'avait pas été éradiqué par nos grands-parents lorsqu'ils mirent en place la gouvernance globale, comme je l'enseignai à mes élèves. Ce que je redoutai et que j'essayai de combattre à mon niveau en enseignant la vigilance et l'esprit de résistance ancré chez nos anciens à mes élèves était survenu. Je compris que Nénék connaissait parfaitement les rouages de la nébuleuse gouvernance globale, qu'elle en faisait même peut-être partie, sachant que personne ne connaît nos dirigeants globaux. J'appris que Nénék partageait mon analyse de l'importance des murs dans l'histoire des hommes, les plus néfastes n'étant pas forcément ceux que nous voyons ou avons vus. Je basculais ainsi ces derniers mois dans un état second dont je ne suis sorti que hier soir lors de notre échange d'enveloppes avec Adelyna. D'un côté je recevais certainement les caractéristiques biologiques qu'Adelyna avait enregistrés dans la biopuce qui allaient lui permettre de rentrer dans le cercle très fermé des « Combattants de l'Ombre », dont Nénék ne pouvait être qu'une dirigeante  importante, et de l'autre côté je lui remettais sa feuille de route dont la première instruction, je le savais, était de quitter Labège sans laisser de traces. Au moment où Adelyna me tendit son enveloppe, la monstruosité de cet engagement m'aveugla et une terreur horrible m'étreignit. J'eus à cet instant précis l'intuition que le combat auquel allait participer Adelyna en première ligne allait être un des plus terribles de l'Histoire. Mes intuitions concernant le véritable état de la planète dont nous avons héritée, et la présence des forces du mal au plus niveau étaient bien au-delà de ce que j'avais imaginés. Et les forces qui se mettaient en place pour tenter de sauver ce qui pouvait encore l'être avaient engagé Adelyna et me laissaient de côté, moi, l'homme qui l'aime, me laissant dans le rôle de médiateur, que Nénék m'avait dit primordial dans le combat mais qui m'interdisait de m'impliquer davantage comme je le lui demandais ardemment plusieurs fois.

Que vais-je faire, oh mon créateur ?

Eh bien, je n'en sais rien, mon pauvre Jaume. J'arrête là ton histoire. Tu m'as donné assez de fil à retordre pour cerner ton rôle et t’utiliser pour embraser la fin du récit. D'aucun jugera cette histoire un peu compliquée et la fin un tantinet ampoulé. D'autres regretteront que le Labège du futur ne soit pas assez décrit, que le mur électromagnétique qui tue des enfants (quelle aberration!) aurait pu être davantage explicité, que l'auteur aurait pu faire l'effort de donner un peu plus de chair et de panache à ses personnages, que son écriture gagnerait à être plus riche, ses descriptions plus puissantes etc .. etc ... A  tous ceux-là, je dis stop ... vous n'aviez qu'à venir à cet atelier d'écriture et on vous aurait vu à l'œuvre. Non mais.

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