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19 mars 2010 5 19 /03 /mars /2010 12:14

Premier atelier : Loto portrait

 Moi, bouche entrouverte ma béance ma blessure

Moi, bouche de feu striée de vents blancs

Moi, que le don d'ailleurs fissure

Moi, que le pendule fait osciller - je mens 

Moi, aux cheveux de vagues s'enroulant en boucles

Sans rideau de frange, où cette fange baissée sur mes yeux

Moi, perdue dans les méandres mon assiette en débâcle

Moi, des Flandres à Belle-Ile en passant par l'île d'Yeu 

Moi, bordée d'iode de mousse et de lichen

Moi, corps végétal en semence germination foetale

Moi, corps à la hache bête aux abois qui se traîne

Moi, au creux d'une mer étale 

Moi, à la paume ouverte sur l'air persécutée

Moi, dont le corps arc-bouté  prend la fuite

Moi, au nez-baïonnette prêt à sabrer l'été

Moi, aux influx nerveux me laissant-là détruite 

Moi, et mon œil unique comme la porte de l'effroi

Moi, suspendue aux trouées de lumière et au règne du vague

Moi, au visage de lune offert à mi-voix

Moi, perdue dans les rêts de cylindres sans loi 

Moi, Gaëla,

Entre le paradis, l'enfer et le purgatoire,

Je me dérobe,

Navigue en eau trouble,

Sans cesse, livre bataille,

En attendant que le temps me presse.

 

Deuxième atelier :  Je me souviens du cadavre exquis

 

Phase 1 : phrases produites en commun

Je me souviens des chiens, qui attendaient leurs maîtres devant la porte

De l'odeur du tabac dans le bar-tabac bruyant en bas de chez nous.

Du ding/ding/dong du jeu des mille francs au moment où les candidats tentaient de répondre au super banco.

Je me souviens du dernier concert de Star Getz

Des bisous à odeur de poudre de riz, de la dame du manège.

Et des cliquetis effrayants de la vieille 2 Chevaux de mon père sur le chemin de l'école.

Et de King Kong à son sommet secouant une femme blonde.

Le temps était affreux, on croyait qu'on était sur les hauts de Hurlevent d'Emilie Brontë.

Oui, cette atmosphère proche de celle d'A l'Est d'Eden.

Je me souviens de Gainsbarre qui brûlait un Pascal devant D.

 

Phase 2 : texte

Tous les souvenirs disparaîtront.

Et d'abord les odeurs, et celle, entêtante et menaçante, du tabac dans le bar-tabac bruyant en bas de chez nous. Celles qui nous forgent, celles qui nous dégoûtent, celles qui nous obsèdent, celles qui demeurent, celles que l'on cherche à retrouver, par l'anamnèse, celles que l'on cherche à éviter, au détour d'un chemin. Ainsi, celle de ces chiens, à moitié perdus, qui attendaient leur maître devant la porte, près de chez nous. Plus que leur odeur humectée de salissures, de blessures, odeurs d'eau croupie et de sang mêlés, c'est leur silence qui m'effrayait, et me hante encore. Comme ce ding/ding/dong du jeu des mille francs la radio crachotant crépitant, et ma grand-mère, l'oreille collée au poste, inéluctablement, sans prêter la moindre attention à nous, enfants jouant dans la cour de sa maison, livrés à nous-mêmes. Celui-là, je le tournais en dérision, et je l'ai presque oublié. Comme le carillon des églises, sonore, strident et perçant, honorant, en un dernier concert matinal, qui me jetait chaque fois hors du lit, la défaite de la nuit, de ses effluves et de ses promesses. Après, c'était : des bisous à odeur de poudre de riz, ceux de ma mère fraîchement maquillée, comme pour nous insuffler la vie, chaque matin à recommencer, une caresse sur la joue, un effleurement si doux. Et puis, les cliquetis effrayants de la vieille 2 Chevaux de mon père, sur le chemin de l'école, ceux-là enfouis dans un recoin de ma mémoire qu'un instant propice vient ranimer. D'autres bruits inquiétants n'en finiront jamais de se tarir, et hantent ma mémoire comme des fantômes ; ainsi, les cris angoissés du king kong à son sommet secouant une femme blonde, à moins qu'il ne s'agisse des hurlements de cette captive aux abois. Il y aurait tous ces bruits de l'intime, ceux des hauts de Hurlevent, ceux d'A l'Est d'Eden, ceux qui me reviendraient si...

Mais aujourd'hui, les voix se sont tues, les sons sont désarticulés, de brefs va-et-vient sonores esseulés et plaintifs, même ce geste de Gainsbarre brûlant un Pascal ne veut plus rien dire. Les bruits ne sont plus raccordés au corps, ils se délitent, et vident la substance de ceux qui les portaient. Alors il reste le silence, le silence - l'inanité sonore. Mais le silence de ces espaces infinis ne m'effraie plus.

 

Troisième atelier : j'ai vingt ans sur la photo

 

Moi, à vingt ans,

l'impression, banale, d'avoir tout vu. Je m'échappe une nouvelle fois, non pour me retrouver - je fuis cette perspective - mais pour expérimenter le plaisir de la fuite. Je suis éparpillée, je fais naufrage, je me réfugie - là où personne ne pourra venir me dénicher. Soif des autres, et impression étrange d'être abreuvée aux mamelles de l'Afrique. La peau noire des enfants fait se refléter ma blancheur. La plénitude des visages ouverts fait se refléter ma paleur amnésique. On me raconte des histoires, de sorcier, de revenants, on se raconte et on palabre, en buvant, celles-là déjà entendues quelque part, des histoires de dibbouk. Fantômes toujours en filigrane - les vingt ans fantôme. Je touche du doigt le corps-ébène de ces enfants suppliciés au soleil ensanglanté de leurs parents et grands-parents, générations d'âmes errantes, transbahutées d'un camp l'autre. Je touche le bois et leur face m'éblouit. Ils ne racontent pas d'histoires, ils sentent, touchent, rient et pleurent, rarement. Ils se contentent d'être, dans l'éternité du présent, tandis que je cherche à dévider le fil de ma mémoire abîmée par le temps. Ils m'opposent leur rire, leur joie et leur bonheur de toucher la poudre multicolore qui fait surgir formes merveilleuses et couleurs inconnues. J'apprends l'alphabet des couleurs aux enfants-réfugiés, mais en retour ils me nomment les choses, et me montrent du doigt la vie, la vraie vie - celle que je cherche dans les livres. Je suis une réfugiée, ils sont mes hôtes, malmenés, abusés, délaissés, affamés, torturés, mais vivants, de cette vie éblouissante qu'ils m'offrent en cadeau. Ils sont l'éternité, je ne suis qu'une âme errante, passante égarée au détour d'une histoire ; mon axe a vacillé, cette fois pour de bon. Mes certitudes ont cessé de crier leur infamie, leur misère et leur vacuité. Réfugiée dans le silence et les interstices d'un monde-autre, je suis expulsée, une seconde fois.

 

Seconde version

 

J'ai vingt ans et quelques années, je souris, mais pas à l'objectif, car, si mes souvenirs sont exacts, je ne me sais pas photographiée en ce lieu peu propice à la mise en scène. Je dois fixer un enfant hors-champ, et ce sont les autres qui répondent à mon sourire. La petite fille vers laquelle j'esquisse un geste - de soutien, car elle porte son petit frère sur le dos dans un pagne- a bien saisi l'oeil de l'appareil photographique et s'y dévoile avec joie et retenue, avec grâce. C'est d'ailleurs peut-être la première fois qu'elle se fait photographier.

Frontière Rwanda-Tanzanie, camp de réfugiés, poussière et détresse, convois et distribution de nourriture, croix-rouge et trafic d'armes, yeux rougis des réfugiés, mon énergie farouche, été 2001

sept ans après le génocide ; ces enfants ne l'ont pas connu, la plupart sont nés en exil, en captivité, dans ce camp très probablement

le "camp" n'est pas provisoire, mais j'apprends qu'il a disparu de la carte

J'écris un texte pour dévider le fil de ma mémoire mais je me rends compte que ces mots extrapolent le sujet représenté, en un mot le trahissent. Il me faut reconnaître le visage de l'insouciance, de l'apaisement, d'un certain bonheur, le mien, et celui des enfants qui m'entourent, mais cet apparaître-là est bien contradictoire avec le sujet représenté. Il y a quelque chose comme du déni, de la mauvaise foi, de la dissimulation, du mensonge, dans les interstices de ce cliché pris, sur le vif. C'est l'oeil du photographe qui veut faire dire ce qu'il sait, qui veut montrer ce que même l'on ne saurait supposer ou se représenter : la joie au coeur de l'horreur.

Un véhicule humanitaire appartenant à l'organisation pour laquelle je travaille renverse un réfugié à  vélo qui meurt sur le coup, on doit l'annoncer à sa famille

Un groupe d'enfants jouent comme des fous avec une bouteille en plastique - le ballon de la misère

Des femmes font la queue avec leurs enfants pour obtenir leur ration journalière, se démènent pour donner à manger à tout le monde

L'hôpital est bondé, ma camarade de chambrée attrape le paludisme, elle a une crise, crève de fièvre pendant des heures, je l'écrase de couvertures, cela ne sert à rien, on la transporte à l'hôpital du camp ; ici on meurt à petit feu du palu, et du sida, les malades sont hagards

Quelques taches de pigments colorés sur ma joue gauche me rappellent que c'est l'art qui me relie à cet environnement et aux autres. Je montre les couleurs, toutes ces teintes que j'ai imaginées à Paris comme celles qui se rapprochent le plus des couleurs de l'Afrique : l'ocre surtout, et puis nos couleurs criardes à nous, occidentaux : le rose, le violet, le bleu électrique, qui fascine tant les enfants. Plus tard, avec d'autres enfants, nous montons une exposition de tous les dessins réalisés, érigés comme des trophées sur les fils métalliques qui encerclent les écoles. Nous affrétons même des bus pour que tous les enfants du camp puissent venir admirer les rêves, les joies, les espoirs de leurs copains. Car le sourire fixé sur les lèvres de ces enfants est la mesure de l'espérance qui jaillit de leur geste lumineux quand ils commencent à peindre ou à dessiner.

J'ai vingt ans passés, et j'ai entraperçu ici ce que l'homme a cru voir, dans un songe éveillé, ce qu'il y a de sacré dans l'enfance, qui perdure, que rien ne vient râvir, au-delà de la blessure, au-delà de la souffrance. C'est sûrement ce que veut retenir mon regard sur le cliché, lointain, dans un hors-champ du visage.     

 

Quatrième et cinquième atelier : Ma vie de bébé  

 

Quand je m'annonçais enfin, ce fut la panique. Ma génitrice beuglait des "Que l'on m'achève ici, maintenant! Bande de salauds, je vais mourir". Je perçus un fracas et les cris d'une autre femme, l'infirmière, ou la sage-femme, ou le médecin, sans aucun doute : "Mais elle est folle! Elle a balancé les haricots en ferraille sur son mari. Ceinturez-la!".

"Appelle mon collègue, je ne vois pas la tête! Merde, on a oublié de faire la radio du bassin!"

Mon géniteur devait être à terre, car plus aucun bruit n'émanait de sa carcasse mise, définitivement, hors d'état de nuire.

J'avais décidé, un peu malgré moi, de leur faire une farce, de faire un peu la foire, avant le grand saut, une dernière farce avant l'expulsion, après cette immense farce initiale, que furent ma conception et ma formation. J'en avais assez de percevoir les intonations stridentes de madame, j'avais donc élaboré mon plan d'attaque dès le 6ème mois de ma vie intra-utérine ; d'abord, c'est sûr, je ne viendrai pas à terme, j'hésitai entre l'avant et l'après - l'avant étant davantage générateur de stress, et sachant madame très vulnérable au stress, alors... je gouttais chaque minute, cela correspondait au temps mis par mon lanugo pour recouvrir la totalité de mon petit corps dodu - la minute fusionnant avec l'instant, celui de ma mère se délectant finalement de ses formes arrondies et rebondissant sans cesse dans le lit conjugal, au milieu de cris étouffés. Ensuite, dans mon plan, mon cerveau étant assez développé pour prétendre agir sur la réalité environnante - une division supplémentaire de mes cellules cérébrales aurait peut-être fait de moi un nourrisson précoce - j'avais conçu l'idée de ne pas me manifester là où le désir de ma génitrice se faisait jour. Ainsi elle avait beau manipuler son ventre, appuyer du bout des doigts en certains endroits de son abdomen hypertrophié, malaxer ses viscères même de l'intérieur, pour sentir le mouvement, qui d'un pied, qui, d'un coude, je me dérobais sans cesse, et ne me laissais pas apprivoiser en notre chair, commune. Oui, il fut difficile de partager sa chair un jour. Enfin, je décidai, à la fin, en guise d'apothéose, de lui présenter non pas un visage fripé armé de son "cri primal", mais un cul rebondi et un pet libérateur - lui rappelant, comme avant lui un certain homme célèbre, que le petit d'homme vient au monde dans un lieu obscur situé entre la "pisse" et la "merde". Mon corps étant déformable à volonté, il ne pourrait rien m'arriver de dangereux. Je me repassais ainsi sans cesse le film de ma naissance : "Eh oui, tu as bien souffert, tout cela pour voir, non pas un sourire, non pas un regard, rien d'humain, mais quelque chose qui t'annonce de plus grandes souffrances encore, tu n'en as pas fini avec ton rejeton, çà je te le promets, ce n'est qu'un début".

Je vous dois bien, maintenant, quelques explications, car on pourrait légitimement m'adresser un "Pourquoi tant de haine? A peine né déjà pétri de ressentiments, l'âme déjà marquée d'une noirceur indélébile..." D'abord, cette noirceur, elle était congénitale - plus "con" que "génitale" d'ailleurs. Cette noirceur, elle était inscrite au coeur même de ma conception : "une erreur" - je l'avais entendu de la bouche de mon père dès mon 5ème mois, et j'en fus très secoué, je manquais noyer mes poumons naissants dans le liquide amniotique, rompre l'état d'apesanteur en appelant je ne sais quelle enzyme ou quelle protéine et, si j'avais pu, j'aurais saisi de mes deux petites mains le cordon ombilical pour me l'enrouler autour du cou. C'est ça, il était bien obscur, le monde, mais peut-être davantage pour les autres, ceux qui étaient déjà jetés dans le chaos. Et pourtant je m'étais habitué aux gargouillements des intestins, à l'écoulement des vaisseaux sanguins, aux pulsations cardiaques de ma mère, tous ces petits bruits de rien qui meublent la vie d'un foetus et peuplent son environnement sonore. Au final, le choc se résuma en un triste hoquet - il fallait se résoudre à vivre sans avoir été désiré. Je réfléchissais déjà à la façon de rechercher ou de créer du désir, une fois parvenu à l'état de nourrisson, mais je n'en étais pas encore là.

Si j'avais su tout cela plus tôt, j'aurais pu tout aussi bien me transformer en monstre, stopper la division de certaines cellules, ou faire migrer des cellules du pied au niveau des omoplates, ou, pire encore, empêcher que les cinq presqu'îles qui s'étendent au-dessous de ma peau mince ne se rencontrent pour modeler, non pas un visage de poupon, mais celui d'un être de malheur tout droit sorti du traité de tératologie que j'avais déjà eu le loisir d'ingurgiter, ou d'une autre créature dont on n'aurait même jamais soupçonné l'existence, plus laide qu'un oiseau, plus effrayante qu'un poisson, quelque chose de l'animal préhistorique que je fus en ma condition d'embryon. C'est cela, me dis-je, j'aurais dû stopper la division cellulaire et d'ailleurs, pourquoi pas, faire régresser l'embryon que j'étais, faire en sorte que l'ectoderme, le mésoderme et l'endoderme s'aplatissent comme une crêpe (au lieu de bourgeonner comme une pâte feuilletée), diminuer le taux de progestérone, activer les réactions immunitaires de madame pour qu'elle m'expulse, bref tuer dans l'oeuf ce blastocyste maudit - pour l'éternité. Mais le programme s'était déroulé en conformité avec les lois de mère-nature, l'heureux élu, déjà probablement passablement aviné, avait franchi la barrière des mucosités filandreuses, s'était glissé dans les replis et les impasses du milieu hostile de madame, et monsieur et madame avaient engendré, moi, l'avorton, le rejeton, le mouflet de trop - pour l'éternité. D'ailleurs, laquelle de mes deux parties génitrices avait été la plus combattive? Lui, qui nageait vers elle... Elle, qui guetta le moment propice pour le capter, pour l'emprisonner, pour le séquestrer et fermer toutes les issues? Vaste mystère. En tout cas, c'est l'histoire, d'une captation, après un accident, celui d'une rencontre, sur un banc public, d'une mini-jupe et de bas ultragalbants et déjà, d'une belle-mère par trop castratrice. Je ne sais pas si, un jour, l'ovule de madame flotta dans son univers telle une planète du système solaire, je ne sais pas si, un jour, le spermatozoïde de monsieur fit montre d'un courage sans bornes et gagna, au fil du temps, en persévérance et en maturité. Ce que je sais, c'est que je honnis ce jour maudit de décembre où, dans les préparatifs de la Noël, l'accident eut lieu.

 

Sixième et septième atelier : autobiofiction

 

Quand elle décida d'écrire, par un coup de dé, le roman décisif de sa vie, se dessina d'abord un diptyque dithyrambique, puis eut lieu le déclic, clic-clic.

"La folie de mai 68, finie. Billevesées et coquecigrues. Fichue la vie communautaire, les immenses tablées, les copains de mon père jouant aux néo- souvent bi- , des fieffés cocos accrocs à la coc'. Exit épouses, encloquées bague au doigt, exit les chiards. Paname en version technicolor quoi, et puis un ramdam d'enfer". Elle ruminait cette période de sa vie, et regrettait la vie solidaire, les intellectuels pique-assiettes, comme plus tard les réfugiés chiliens fuyant la dictature de Pinochet. Elle crachait alors sur les vendanges chez la grand-mère pleine aux as, les anniversaires ou les fêtes religieuses, les tantes, les oncles, l'idéal de la famille unie, une icône fracassée contre le mur de son réduit. Elle tapait alors rageusement sur sa machine à écrire, comme sa grand-mère sa machine singer. Et pourtant, elle se devait d'écrire : "enfance heureuse". "Née à Nice, ni frère ni soeur", pas d'embrouilles.  Studieuse aussi, dans une école primaire catholique, une pré-adolescence normale, s'était acoquinée avec des gars lors de ses premières boums, avait chocotté pas mal au premier baiser. Et, pendant les longs après-midi d'hiver, allongée voluptueusement dans son lit-bateau en acajou, à lire les "lettres de mon Moulin" - à rebours car le connaissant par coeur - ou à chercher, dès le mois de juillet et le début des grandes vacances, dans les foires et brocantes, de nouveaux petits santons pour décorer la crêche familiale, ou l'algèbre ruminé sur un tableau noir type chevalet, et le bâton de son dabe qu'il tenait comme un sabre, avec quoi il la cinglait quand elle répondait à côté, à la moindre incartade de son cerveau. Après, c'était la répétition du spectacle de danse et de musique pour la kermesse de l'école, et les longues mélopées qui finissaient par s'étrangler au fond de sa gorge. Tout cela jusqu'à ce que son père contracte une grave maladie du foie, et qu'il enquiquine son monde avec son hypersensibilité au froid et son intolérance à l'albumine. "Une sacrée entourloupe, un mic-mac terrible", à y repenser maintenant.

Son éducation très stricte ne l'avait pas prédestinée à jouer les globe-trotters, mais plutôt les bons samaritains, les bonnes soeurs, ou les jeunes filles modèles. Alors qu'elle s'approvisionnait clandestinement en disques de Téléphone ou de Lavilliers, on l'obligeait à réviser ses gammes et à jouer, qui du Mozart, gare saint-lazare, dans le brouillard, un zef glacial, tous ces bâtards, et leur prie-dieu, concert de charité, qui du Bach, prononcez "barrh", c'était du brachial, tous les branquignols, et quand elle pensait, soulevant son buste, comme ils s'en branlaient, regardaient la pépée, ou bien du Beethoven, tous ces petits lopes, suspendus baveux, aux notes interlopes. Evidemment, elle avait fini par les prendre en grippe, par ne plus même tolérer la sonorité de leur nom. Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse - eut-on pressenti à son encontre.

A peine remise des émotions de 68 : la débandade - mais elle avait quand même morflé quand elle avait décidé de prendre sa carte à la ligue communiste révolutionnaire. Elle était tombée sur une maniaco-dépressive, on aurait pu dire fêlée, déjantée, en constant délire, se croyant saine, persuadée d'avoir été mise sur écoute par la police secrète de Moscou, en plus d'avaler une tonne de neuroleptiques pour lui remettre les idées en place. L'autre, après un séjour de trois semaines en hôpital psychiatrique, elle avait décidé d'aller se reposer dans un club med, en Afrique du Nord. Là, elle s'était enfuie dans le désert, complétement décarpillée, ébouriffée, et puis, ring-rang, encamisolée et enfermée, en attendant son extradition.

Après cette aventure, elle décida de changer de vie, et de devenir journaliste, ou plutôt grand reporter - et c'est là que les ennuis commencèrent vraiment. Ce n'était plus de la guimauve, de la barbe à papa. Mais la mélasse, dans laquelle on se prélasse. D'abord, elle s'était débarrassée de ses chats, et s'était embarquée dans le premier paquebot en direction de Madagascar, un peu comme dans "le Tour du monde en 80 jours", à la suite d'un pari fou. Hioké! Kioké! rkiolé

                                                                                              Koklikokette!

                                                                                              Haîhaîîarar

                                                                                              Gui! Tahitiha tapapaoula!

                                                                                              Tapapaoula! tahitipé!

 

En traversant Zanzibar à pied au cours d'une folle et torride équipée, elle s'était immunisée contre moustiques, puces et autres insectes nocturnes capables de libérer des poils urticants en se collant à la voûte plantaire. Son corps n'était déjà plus qu'un terrain d'expériences chimiques qu'elle s'efforçait de rationaliser pour les progrès et bienfaits de la science. Après, la forêt amazonienne, c'était du pain béni, ou du petit lait. Plus rien ne lui faisait peur. Elle se sentit pousser des ailes, quand elle fut invitée à partager le quotidien d'une tribu sur le fleuve. Là, elle apprit à construire des lits dans la forêt, à chercher de l'or avec des orpailleurs entêtés et mafieux, tous des gueules d'empeigne - elle se jouant de leur crédulité pour les besoins de son reportage, eux démunis face à la présence d'une femme dans un endroit si insolite et si hostile. Elle s'accommoda des iguanes, apprit à reconnaître les mygales et les serpents venimeux, à tisser les feuilles de palmier et à chasser, sut éviter taons et papillonite quand elle séjournait au carbet et trouver le sommeil dans un hamac. La vision de l'eau sombre et boueuse qui charriait tout le limon de l'Amérique ne la dégoûtait plus. La tourbe était devenue son élément.

Au terme de son reportage, elle fila dans l'Océan Indien où, par une nuit orageuse et prise au dépourvu, elle dut accoucher une femme visiblement clandestine car étreinte par la peur, au milieu des fleurs de lotus et des joncs. Deux petits yeux noirs, dans le petit jour... ouin, ouin. Après, elle se joua des sons et du vertige de la Bolivie, des nuées du Brésil, surfa sur la vague islamiste à Singapour, se badigeonna le corps du fameux baume du tigre Java, se perdit dans la sauvage Bali, fut frappée par la courtoisie sournoise du Japon, et migra en Australie pour un dernier reportage. Là, après ses premiers succès théâtraux, elle rencontra l'Amour - avec un grand A - avant un premier bébé. Et ce fut la mer, la montagne, la nage, le ski, le retour au bercail. "A moi, Paris! Ecrire, peindre, bouger, jouer, aimer". Elle cligna son oeil fatigué au-dessus de son clavier noirci, et se dit qu'en fait, c'était bien un dyptique, qu'elle avait écrit. Clic, clic.

 

 

Texte du dixième atelier - texte intense

  

  ...Je suis là, devant une bâtisse que je ne reconnais pas. Le sol est humide, la pluie a lavé l'aube et chassé les brumes matinales pour éclaicir l'atmosphère. Le ciel est pur, le soleil s'ingénue déjà à darder ses minces rayons qui tout à l'heure s'épaissiront en lourdes volutes pour me transpercer les sangs et faire de moi une petite poupée de chiffon, indolente et absente. Je n'ose faire un pas, car tout est silencieux, et la peur de briser ce silence me fait retenir mon souffle et mon corps. La vaste demeure végétale a laissé place à une parfaite petite maison bien entretenue, presqu'un pavillon : la peinture a l'air fraîche, la véranda ouverte qui faisait presque tout le tour de la maison s'est vue fermer l'oeil par un système de jalousies dans les tons ôcre - ce qui permet de voir sans être vu. Peut-être à cet instant suis-je d'ailleurs épiée par un oeil scrutateur. Le terrain est parfaitement délimité, avec bordures et plates-bandes, le gazon parfait est ceint de fleurs tropicales colorées qui, seules, sont restées intactes. Le terrain s'est parcellisé ; ainsi sur la droite de l'allée, au faîte du terre-plein, une autre demeure, plus modeste, a pris la place des dépendances sans toiture envahies par les mauvaises herbes et les serpents, notre hâvre défendu. L'allée, de graviers de trous de bosses et d'anfractuosités diverses, s'est vue recouverte d'une mince couche de goudron cristallin et luisant, conférant au chemin un certain anonymat - qui m'agace. Je fais un pas, me pétrifie, m'interroge, vais-je enfin reconnaître ma maison d'enfance, vais-je enfin retrouver toutes ces sensations qui aujourd'hui m'habitent me transpercent encore, vais-je enfin cesser de parcourir des contrées hostiles ou pleines de vanité à la recherche de cet eden, mon eden. Des bris de voix dans le lointain me figent dans un hors-temps, et continuent de me meurtrir. Une voix de femme, de vieille femme, aux accents créoles. Notre maison se dresse au milieu de la nature, souveraine et tranquille (j'ai toujours eu l'impression, dans ma jeunesse, que ma maison était un être vivant, avec son rythme, ses odeurs, ses fluctuations de l'âme, ses remues-ménages, ses secrets. Plus encore, un être humain : une bonne grosse doudou, fatiguée certes, mais toujours vaillante, toujours debout). Elle était centenaire, disait-on. Aussi avait-elle vu défiler pas mal de personnes avant nous. Pour mes frères et moi, elle était nôtre, depuis toujours, et continuellement lézardée, ses failles comme autant de blessures et de coups portés à sa mémoire. Enfin je le crois. Maintenant, cela m'apparaît comme une évidence. Nous nous y sentions à l'abri, antre de repos, et ce, malgré, parfois, les tempêtes du coeur. Aussi nous n'éprouvions plus le désir de sortir de son enclos, elle, demeure sans clôture et sans frontière. Et pourtant jamais prisonniers de ses rêts. Nous vivions libres, insouciants, et emplis d'une vitalité exceptionnelle, presque tragique. C'était la maison d'enfance, pas la maison natale, nul d'entre nous n'y était né. Elle était une vieille bonne femme, toujours très accueillante ; des gens de passage dans le coin s'arrêtaient, et combien d'entre eux sont même entrés, émerveillés et apeurés, pour retrouver d'autres souvenirs d'enfance. Et c'est vrai qu'elle était belle, majestueuse, protégée, d'un côté par les bambous géants, de l'autre par une forêt, puis de par en par de terrains plus ou moins broussailleux qui abritaient nos jeux, nos fuites et nos rires, nos vagabondages et nos larcins. Je peux dire que c'est ma maison qui m'habitait. Quand j'y pense des années après, c'est comme si je pensais à un être humain, lointain, mais pas si mort que cela. J'ai habité d'autres lieux par la suite, mais aucun jusqu'à maintenant ne m'a habitée comme cette maison-là, avec ce sentiment de plénitude. Dans le grenier, nous nous figurions qu'il y avait des fantômes, et nous prenions maintes précautions avant d'y pénétrer, avec lenteur, animés de légers tremblements. Mais ce n'était pas les fantômes qui dansaient la nuit au-dessus de nos têtes pleines de vent et de soleil sur le plancher, c'était les rats. Je reste persuadée qu'il y avait bel et bien des fantômes ; d'ailleurs j'en avais vu un dans ma chambre au milieu de la nuit, chambre pleine du bruissement et du frou-frou soyeux des robes de bal de celles qui avaient foulé du pied son parquet usé, dans d'autres temps. A cette époque du fantôme, je pouvais me réveiller assise par terre ou allongée dans un coin de la pièce, prise d'un accès de somnanbulisme. Je me faisais peur à longer pieds nus la balustrade d'en haut, à m'engouffrer par la fenêtre au-dessus du denivelé pour gagner la terrasse et m'échapper vers le jardin. Ma maison m'éprouvait, forte de son silence, je l'éprouvais à mon tour. Elle était vieille, quelque peu délabrée - et tous les soins de mon père, tous les cataplasmes et les pansements ne parvenaient pas à la maintenir dans sa splendeur toute une saison. Après tout, il fallait laisser le temps et ses oripeaux la teinter comme bon lui semblait. Mais nous la voulions encore plus belle, blanchie à la chaux, reine coloniale déchue, car nous en étions fiers. Nous n'en avons conservé après qu'un seul cliché photographique, un peu flou, perdu depuis. Je reste persuadée qu'elle vit encore - je la sens parfois vibrer en moi. Elle était vivante, habitée elle-même par ses pierres et son bois solide. Après l'avoir abandonnée, nous avons cédé à la tentation d'aller l'y retrouver, là-bas, aux confins de la forêt, sur son trône moussu et humide, juste par curiosité, pour voir si elle était toujours la même, si elle avait résisté au temps, si elle était encore debout. Dans des rêves qui sont encore des cauchemars, je rêve que je trouve sur son emplacement un tas de ruines. Ce que j'y ai trouvé n'avait plus grand chose à voir avec notre maison. Elle avait été transformée. Mais avec un effort d'imagination, on pouvait quand même se projeter quelques années en arrière et la retrouver telle qu'elle était jadis : une doudou que l'infortune ne ternit pas. Déçus nous fîmes demi-tour. Je n'y suis jamais retournée. Parfois je me figure quelques idées vagues, je me prends à rêver : peut-être est-il encore temps de la retrouver, mais que retrouverais-je, si d'aventure il me prenait l'idée saugrenue d'aller roder autour d'elle... Pourquoi y suis-je tant attachée, alors que tous les autres lieux m'indiffèrent... Je ne sais. Elle m'habite. C'est le lieu de ma mémoire, là-bas, de l'autre côté de l'Atlantique, sur une île, territoire de ma psyché, lieu de l'invisible devenu cliché.

La femme a fini de marteler le sol de ses mots hachés, de son accent coupant, et sa voix se trouve happée par le sol. Je fixe des yeux la terre humide, et la rosée que vient défaire un rayon de soleil m'apparaît comme la chose la plus dérisoire qui soit, tout comme ma présence en ces lieux. Je marche à reculons, et laisse le silence supplanter ma mémoire...

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