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18 novembre 2010 4 18 /11 /novembre /2010 17:00

   Textes de Cécile  

Bouchez-m'en un coin

 

Ca s'était passé comme ça. J'voulais pas y aller, c'était pas mon idée. Mais Fredo -le-Fou et Ray-le-Chacal m'avaient forcé, c'est vrai j'avais pas envie de m'approcher de lui, là, Jo l'Eventreur y m'fait peur depuis que j'suis tout petit. Paraît qu'il est dans le quartier depuis bien longtemps, bon pas autant que depuis que moi j'suis né, mais c'est parce que j'suis né y a un moment, y a vingt-cinq balais quand même. Mais Jo l'Eventreur, Jo L'Ecarteur, Jo le Coupeur, Jo le Broyeur, Jo le Sécateur, il a plein d'noms comme ça, ben y fait pas vraiment partie du coin, il a beau être le boucher préféré des madames, les messieurs l'aiment pas, et les enfants y zont la pétoche de ses yeux bleu pétard, de sa bouche tordue, de sa figure toute lisse tellement il est rasé près des os, de ses grosses mains poilues, de ses cheveux noirs tout luisants, et en plus y parle français comme y faut. Paraît qu’c'est normal, qu'il est Bugare, comme paraît que c'est normal que moi j'suis pas normal, parce qu'on m'a pas fait des jolies choses quand j'étais un bébé dans le ventre de ma maman.

Donc personne dans le quartier y sait vraiment où l'Sécateur y vit, personne le voit jamais arriver ni repartir le soir quand y devrait pus être là , on le voit juste amener la viande qu'y reçoit de dehors à dedans. On dirait pas qu'il a une femme ou des mômes ou même une maman ; un peu comme moi. Sauf que moi j'ai Fredo le Fou et Ray le Chacal, c'est eux ma famille. Quand j'ai un problème, un truc que j'peux pas régler tout seul parce que j'comprends pas bien ce qu'y faut faire, ben y veulent bien m'aider. C'est ça les copains. On est nés ensemble, en tout cas j'me rappelle d'eux depuis que je sais marcher et pisser contre un mur debout.

Dans le quartier moi on m'aime bien, pasque je rends service, pasque j'ai pas de boulot alors j'ai plein de temps pour aider les gens. Et en échange y me donnent à manger, des bons petits plats que ma maman pourrait m'faire si seulement j'en avais une. Mais j'ai pas d'maman, alors les gens y sont gentils et y m'donnent des trucs bons pour remplir mon ventre. Et des fois, y me disent que la viande elle vient de chez Jo L'Sécateur, et moi ça me révulse l'estomac, j'peux pas la manger, j'suis obligé de la donner à ma chienne, Choupette que je l’ai appelée. Ah elle est contente la Choupette quand c'est ça, sûr qu'elle est contente. Moi j'ai faim un peu dans la nuit, mais je peux pas faire autrement, rien que d'y penser à Jo j'ai envie de me cacher en faisant bien attention que mes pieds y dépassent pas de dessous le lit pour pas m'trahir.

Avec Choupette la nuit on se protège tous les deux, elle se met contre moi et moi j’m’enroule contre elle son museau près de ma tête et ça me rassure de l’entendre elle et pas tout l’boucan du quartier, les disputes des gens, les flics qui vont qui viennent r'partent et r'viennent encore, et l’hiver elle me tient chaud pasqu’on a pas de vitres à nos fenêtres, ça fait bien longtemps qu’un méchant les a cassées juste pour m’embêter. Et personne vient jamais chez moi alors personne sait comment qu’c’est, mais moi je préfère ça que de montrer à mes copains que ma maison c’est pas une vraie maison.

Donc ce soir-là, on était tous les trois en train de fumer sans s’parler et on voyait Jo l’Sécateur nettoyer sa boutique avant que ça soit l’heure de fermer. Et on le regardait, et on s’disait que c’était quand même sacrément bizarre qu’y soye toujours en chemise et en costard tout nickel et tout beau comme ça avec le métier qu’y fait. C’est vrai quoi, y sent même pas mauvais comme un boucher mais comme un gars qui prend son bain dans des tonnes de parfum et qui s’rince même pas après. Y met pas de tablier, ses chaussures sont toutes brillantes et jamais on le voit cracher dessus, c’est à s’couper la langue de bizarrerie je vous dis. A se demander si c’est pas un vampire ou un sorcier qui jette des mauvais sorts et qui bouffe des chiens comme ma Choupette pour vivre jusqu’à l’éternité et encore plus. Mais si jamais y touche à Choupette, j'l'écrabouille.

Y avait encore quelques clients qui faisaient la queue pour avoir les restes de la journée pasqu’y sont pas chers, et c’est alors que Fredo le Fou, qui avait presque fini de téter sa bouteille d’Eristoff, il a voulu qu’on aille voir ça de plus près. Mais quand j’dis on, c’est pas vraiment vrai, pasqu’en fait y m’ont foutu un coup de pied au cul et un poing sous l’menton pour que moi, j’y aille.

J’voulais pas. J’voulais pas. Oh que j’voulais pas. Mais ce que j’voulais encore moins, c’est que Le Fou et Le Chacal y soyent plus mes copains, pasque j’ai besoin de ma famille, moi. Sans ça, j’suis comme un chien sans gamelle, comme un rat sans poubelles : je crève. Alors j’y suis allé, et j’ai fait comme y m’ont dit :  je me suis glissé dedans quand Jo il était pas là, et j’me suis caché dans le coin où y a l’armoire et le porte-manteau avec toujours tout un tas d’blouses dessus. Et j’ai attendu, en regardant mes copains à travers la vitre qui m’disaient de pas bouger. J’pourrais vous dire comme j’avais peur et que je tremblais et qu'mon coeur cognait comme quand Fredo y vient me demander mon RMI et que j'ai peur qu'y soit avec ses autres copains ceux qui ont des marteaux et des grands couteaux brillants, mais ce serait pas encore assez vrai. La vérité c'est que même si j'avais voulu partir, j'aurais pas pu tell'ment j'étais bloqué et que j'pouvais plus bouger.

Et puis, j'ai senti une vague de chaud, j'me suis senti vraiment mieux une petite seconde, p't-être deux, ou trois, quand j'ai vu que ce chaud était drôlement humide et que je m'étais pissé d'ssus. Oh Maman qui êtes aux cieux m'laissez pas tomber qu'j'ai pensé !

J'ai regardé autour et j'ai plus rien vu, alors j'ai réalisé que c'était tout noir et qu'y avait pus personne et que l'Sécateur avait tout fermé à clé. J'pouvais plus respirer, ça puait pire que chez moi, j'sentais une odeur de sang qui se mélangeait à ma pisse et qui faisait pas bon mélange. J'savais plus quoi faire, pis je me suis souvenu de ce que m'avaient dit les copains : "Tu attends, tu te fais invisible, et tu vas voir ce qu'y trafique comme sorcellerie là-bas derrière, et tu te débrouilles pour revenir entier, ok mon troufion ?"

Alors j'ai avancé vers le comptoir, pis derrière le comptoir, pis j'ai approché du rideau rouge sang en plastique et je l'ai doucement écarté, tout doucement et j'suis rentré dans cette pièce, y faisait froid comme au milieu de l’hiver, y avait une petite lumière rouge au plafond donc je voyais où je marchais mais je voyais surtout les bouts de viande qu’y avait partout, qui pendaient qui traînaient y en avait dans tous les coins, je faisais tout pour pas regarder mais c’était pas possible, y avait une tête de cochon qui me fixait, sa langue qui pendait, toute noire ou violette ou bleu foncé, et y avait une jambe énorme, et plein de morceaux que je savais pas c’que c’était… Mais j’avais pas le choix, alors j’ai fermé les yeux et j’ai pensé très fort à ma maman que j’connais pas mais que j’imagine tellement belle et tellement gentille, aussi au Chacal, à Fredo, à Choupette, et j’suis arrivé à la porte du fond sans m’en rendre compte, j’ai respiré expiré inspiré et je l’ai ouverte d’un seul coup, pour plus avoir à y penser, et c’est là que je l’ai vu, mais pas du tout comme je l’imaginais, l’Sécateur il était bien là mais y faisait rien de bizarre, y avait ses fringues bien étalées par terre et juste à côté, y avait Jo qui m’regardait avec des grands yeux tout ronds et alors j’ai compris que c’était ça sa chambre, sa cuisine, sa salle de bains, son salon, même ses chiottes, sa piaule toute entière, qu’y avait même pas de place pour autre chose que son p’tit matelas, c’était encore plus petit que chez moi et plus triste aussi, et Jo y s’est mis à pleurer et à me parler dans une langue bizarre où je pompais que dalle, puis y m’a dit  « Surtout ne le dis à personne, chut ! ».

 

 

Version « Jo »

 

Putain, six ans que je vis dans ce trou à rats, c’est trop, beaucoup trop. Tous les jours je me demande comment j’ai pu tenir jusque là sans m’arracher les globes oculaires et me les frire avec ces foutus rognons de veau, langues de bœuf, gibiers de potence. Ce que je me demande pas, c’est comment je vais tenir aujourd’hui, demain, après-demain. Mieux vaut ne pas y penser. Tout ça à cause de mon enfoiré de paternel, ce ramassis d’ordures qui n’a rien trouvé de mieux à faire dans la vie que picoler, jouer, et accumuler les dettes. Alors qu’il est incapable de sauver la moindre petite pièce de sa névrose alcoolique. Souvent je me dis que s’il n’y avait pas ma mère et ma sœur ça fait longtemps que je l’aurais buté, éviscéré, étranglé,  et enterré, ou non tiens, qu’il pourrisse dans sa chair et se fasse déchiqueter par les loups, géniteur ou pas qu’est-ce que je m’en branle moi de ce qu’il est allé forniquer avec ma mère il y a trente quatre ans de ça. Comme on dit chez nous, "Si tu ne te trouves pas d'ennemi, songe que ta mère en a mis un au monde ». Dans mon cas, c’est plutôt dans son lit qu’elle l’a mis mon ennemi, ma mère. Qu’est-ce qu’il m’a apporté dans la vie, dites-moi ? Mis à part la vie elle-même ? Et merci, quelle vie. Rien. Que dalle. Que des emmerdes. C’est à cause de lui que je suis là, bordel ! Pas d’autre choix que de m’expatrier pour pouvoir payer ces foutues mensualités, et qu’on nous foute enfin la paix. Plus que deux ans.

Putain. Encore deux ans.

Alors je suis là, dans une boucherie, non mais qu’est-ce que je fous dans une boucherie ? Moi qui n’ai jamais travaillé de mes mains ? Moi qui déteste tant le sang ? Moi qui suis Bulgare de naissance et de cœur, et ma femme, et mes enfants ? Car bien sûr, il fallait qu’il aille fricoter avec le milieu. Parce que juste des dettes, c’était pas suffisant, il fallait aussi qu’il y ait chantage, menaces, menaces sur ma famille. Ah ils savaient qui était capable de rembourser la dette, et qui ne l’était pas surtout. Les salauds. Et qu’est-ce que je peux faire ? J'ai tout retourné dans ma tête dans tous les sens encore et encore, mais rien à faire. Je ne trouve rien à faire.

Bien joué le père Karaguiozoff. Que tu crèves en enfer. Que ton nom soit maudit. Et le mien. Amen.

Comme tous les soirs après avoir fermé boutique, j’en étais là de mes pensées, quand ce môme a débarqué dans mon trou. Ah ça, il m’a foutu une belle frousse. J’en ai même presque pleuré tellement il m’a surpris, tellement j’étais à bout. Ça fait tellement longtemps que je suis seul, on peut pas vraiment dire que les gens du quartier m’ont ouvert les bras. Pour mon malheur je ne suis pas d’un naturel très liant, je sais. Pourtant je fais des efforts, je suis toujours impeccable,  et je peux vous dire que c'est pas facile avec le métier que je fais ici mais maman m’a toujours dit qu’il fallait être propre sur soi quoi qu'il arrive, car c'est c'est la seule chose qui nous différencie des animaux. Et je crois qu’elle a raison. Mais j’ai trop la haine. Ils doivent le sentir. Et puis ma vie n’est pas ici et ne sera jamais ici. Je ne suis qu'un passager clandestin de cette ville, je vis en pensée à Pazardjik. Tenir, mon leitmotiv.

Mais il faut croire que la solitude quotidienne a joué sur mes nerfs plus que je l’escomptais. Quand il est apparu là, avec sa grande dégaine, ses yeux exorbités, ses mains tremblantes, ses fripes sales et trop petites pour lui,  j’ai cru qu’on venait me chercher, que c’était fini, qu’il allait me faire la peau. Ou alors j’ai cru me voir, un alter ego misérable, pouilleux et irrécupérable. Ou alors j’ai cru voir mon fils, lui que je ne peux pas protéger aujourd’hui.

J’ai donc paniqué. Ou peut-être même espéré la fin du cauchemar.  Mais je n'ai pas le droit de penser ça, et il ne faut pas qu’on découvre que je vis ici. Si je rentre sans avoir tout payé, je sais bien que tout pourrait nous arriver. Pas de fuite possible.  Et je ne peux pas le permettre, pas après tout ce que j’ai enduré ici, pas après tout ce qu’on a sacrifié, Chriska et moi.

Donc je l’ai supplié de se taire, de ne rien dire à personne. « Chuuut… »

Et puis je me suis calmé, je l’ai invité à s’asseoir à côté de moi, et on est restés longtemps sans rien dire. Ce gosse je sais qui il est, le pauvre. Six ans que je le vois errer dans le quartier, entouré par certains que je ne veux même pas connaître en peinture. On l’utilise, on le malmène, on le tabasse, la plupart du temps il est comme le souffre-douleur de la rancœur d’ici, et puis on le chouchoute un peu, on lui donne l’illusion d’une affection. Pauvre gosse. Ce n’est pas parce que je suis dans ma boutique constamment que je ne vois rien. Au contraire. Vous n’imaginez pas tout ce que l’on observe dans les rues, à différentes heures de la journée, ou de la nuit d’ailleurs.  En six longues années je peux vous dire que bien des choses ont commencé à changer par ici. Par exemple ces foutus flics je les vois partout, toujours plus nombreux, toujours plus souvent. Et toujours plus présents, plus agressifs. Alors moi, je me terre encore plus. Et je sais que j’ai encore la chance d’être Bulgare, et pas Marocain, Algérien, ou Malien ou Togolais. Mais sûrement plus pour longtemps, vu le train où vont les choses. Ah je vous dis qu’on n’a rien à envier à ce pays-ci, « terre d’accueil », « égalité des chances », heureusement que de ça, au moins, je peux en rigoler. Le leurre des sociétés occidentales modernes. Quelles belles valeurs, quelle humanité, quelle belle leçon de vivre ensemble, quelle répartition des richesses, quel respect de la masse ! 

Kойто гроб копае другиму, сам пада в него : celui qui creuse la tombe de quelqu’un, tombera lui-même dedans.

Finalement, ce soir là, j'étais bien content qu'il débarque mon pauvre gosse. En voilà peut-être un qui va m'aider à tenir. Deux ans. Tic, tic, tac…

 

 Texte de Christian

 

Bulgare Saint-Lazare

 

Ça s’était passé comme ça. Je venais de les quitter. Mais pourquoi est-ce qu’ils créchaient Porte de Clichy ? Et maintenant fallait que je rentre … Porte de Versailles. T’imagines le trajet en métro à dix plombes du soir.

Déjà pour aller jusqu’à Guy Moquet fallait suivre toutes ces rues grises … Je détestais Paris, ce Paris de Pompidou. Je me revois encore au pied de ces escaliers noirs et ce quai … crade. Et surtout ça puait ! Une odeur métallique … un mélange d’urine et de sciure.

Maintenant, il fallait attendre ce foutu métro. Tu me croiras pas, sur cette ligne, c’était encore les vieux wagons en bois. Et à cette heure là, on poireautait vingt, trente minutes.

La station était quasiment déserte : un balayeur, une vieille avinée et … un homme en costard, plutôt chicos, des pompes en croco. Qu’est-ce qu’il fait là, celui-là ? Et à cette heure ? Sur le quai d’en face, deux hippies entouraient une guitare. De temps en temps, la vieille leur lançait une bordée d’injures.

Sinon … le silence.

Je m’étais mis à faire les cent pas. Je regardais sans les voir les carreaux de faïence blanche, les vieux panneaux de pub … l’ennui. Je passais devant le distributeur de chewing gum … hors service.

La rame de métro d’en face arriva dans un bruit de roulement mécanique …

Le chicos m’empoigne par les épaules et me plaque contre le mur et le distributeur.

« Aide-moi »

J’ai la tête en feu.

La rame redémarre, l’homme me parle mais je n’entends plus rien. Je ne comprends pas ce qu’il me dit. Je suis paralysé.

« Aide-moi ». Il m’agrippe par les bras. Il me fait mal.

« Ils sont là, regarde … police … tais-toi »

Je ne comprends rien, la peur, la trouille … Qu’est-ce qu’il me veut ?

« Bouge-pas … tu les vois pas ? »

De la tête, il me désigne le balayeur et la vieille pocharde. Il parle avec une sorte d’accent russe.

Mon métro arrive.

« Vite on monte … toi et moi »

Il me jette dans le wagon … vide … Je ne sais plus quoi faire. L’angoisse me presse la tête.

Mais je commence à le voir : brun, presque noir et ses yeux bleus me percent. Il n’est pas plus grand que moi, mais il me tient fermement. Je suis hypnotisé par sa chaîne en or autour de son cou. Ce type est une caricature.

« Où tu vas ? »

« Ben … je descends à Saint-Lazare, c’est ma correspondance »

« Je viens avec toi … Faut pas qu’ils me trouvent »

« Mais … »

« Je suis bulgare … à l’ambassade et eux … c’est police, KGB, russes … tu m’aides »

Jusque là, ma conscience politique se limitait à la lecture du Nouvel Obs, voire, quand j’étais en colère, à celle de Libé. Alors … l’aider …

« Je m’appelle Jo »

Je m’attendais plutôt à Milos ou Sacha … mais je n’arrivais pas à trouver ça drôle.

« Faut aller ambassade … très vite … après moi Belgrade et sauvé »

« Mais qu’est-ce que je peux faire ? »

« J’ai perdu argent, mais regarde, tu vois … »

Il me met des cartes bizarres sous le nez, avec des cachets, style étoiles rouges.

« Tu me prêtes argent pour aller à l’ambassade … et demain tu y vas … je te jure on te le donne et on te donne plus … je t’écris qui tu demandes »

Il me lâche, sort un carnet et écrit : Jo, suivi de son nom (avec plus de consonnes que de voyelles) et l’adresse de l’ambassade.

« Donne ton nom toi aussi » Il me tend le carnet.

Panique … J’ai pas envie de le revoir ce type. Je vais lui filer son argent et basta. Je lui écris n’importe quoi.

On arrive à Saint-Lazare. Il ne me quitte pas. Je n’ai qu’un billet de cinquante francs. Cinquante balles, c’était une somme pour moi !

Il prend l’argent … et un air d’espion traqué, regarde autour de lui et détale vers la sortie.

Mes jambes flageolent. Je poursuis mon trajet en soupçonnant tout le monde.

Pourquoi ces agents me regardent ? Et cette voiture devant mon immeuble.

Les jours passèrent, ma paranoïa aussi. Je ne me retournais plus dans la rue et les passagers du métro ne semblaient plus me dévisager. Au contraire, je repris mes habitudes : j’observais les gens.

Et là, dans ce wagon, en train de parler à cette jeune fille timide : c’était Jo !

Il n’avait plus l’accent bulgare, son costume était plus discret, il avait une cravate. J’arrivais à entendre quelques bribes de son bagou :

« Ma mère, elle est très malade, elle m’attend, et … »

Et je le savais pourtant, en Bulgarie, c’est Sofia.

 

Du point de vue de Jo

 

Ce soir je suis à sec. Plus une thune, rien, nada. J’avais quelques billets et puis … Vincennes, et ça n’a pas sourit. Il me faudrait juste un début de petit quelque chose et je pourrais me refaire.

En attendant je suis là sur ce quai de métro, sapé comme un mylord : tout ce que j’ai, je le porte sur moi. C’est pas la fête ce soir, entre un balayeur et une vieille clocharde.

Oh oh … mais ce jeune qui vient d’arriver … c’est le pigeon idéal. Un peu naïf qui se la joue : cheveux longs, veste afghane, sûr c’est un intello gauchisant. Il faut que je lui invente une histoire.

Je vais lui faire le coup du réfugié … du réfugié … yougoslave ou non plutôt bulgare, c’est encore plus loin. Mon vieux Jo, on improvise. Dès que le métro arrive je le bouscule … là maintenant …

C’est bien parti, il sait plus où il est. A voir ses yeux il est près de faire dans son froc. Faut pas laisser tomber la pression. J’ai amorcé mon histoire, comment je vais m’en sortir ? … Comment je vais l’amener à sortir son blé.

Ça y est, je l’ai embarqué dans la rame. Un coup de bol : y’a personne. Attends, je vais lui sortir mes tickets d’entrée de l’hippodrome : tout en couleur, surtout du rouge, des étoiles. Je lui fais passer sous le nez, rapide, il n’y voit que du feu. Il a pris ça pour des papiers d’ambassade !

Bon, j’ai réussi à lui faire croire qu’il me faut de l’argent pour rentrer à Belgrade ( c’est où Belgrade ? ) … Des fois je m’étonne moi-même … Et le coup du carnet avec mon nom … si avec ça il arrive à l’ambassade. Il m’écrit même son adresse, il est vraiment poire.

 

Saint Lazare, j’espère qu’il va craquer. Pourvu qu’il n’ait pas monnaie … Cinquante balles, bof … Je vais pas miser gros. Enfin, pour un petit pigeon … Allez Ciao bouffon, demain je retente ma chance.

Un mois, deux mois que je galère … La scoumoune … Je parle, je parle … Je n’écoute même plus ce que je dis … pourtant elle me regarde, la gamine … peut-être qu’elle me croit … Va falloir jouer serrer : j’ai juste une heure …

 

  Textes de Corinne B.  

 

Du rififi dans la rate à Touille

 

Ça s’était passé comme ça, rien ne présageait ni le succès ni le drame.

Bon, moi c’est Bob, pas de famille et baladé de foyer en foyer car d’un naturel fugueur ;  je finis scratché dans la rue  où je connus mon pote Jo.     

Jo est un pur, polack ou bulgare, un truc du genre. J’l’ai kiffé dès le premier soir. J’venais d’sortir d’une baston où j’m’étais pris une mornifle en plein tarin. Tout caïd que j’étais, sans mon gang et sanguinolent, j’me tapais la honte de m’être fait dérouiller comme un bleu. Je zonais quai de la Daurade. Le bitume était luisant comme une peau de phoque, la nuit vidait les rues et le froid me gelait les crocs. J’cherchais un coin narpé pour coincé la bulle le temps d’me r’faire. J’reluc un mec qui l’avait trouvé en se réchauffant d’un micro feu. A son regard, j’l’ai senti aussi paumé et seul que mes zigs. Alors ça a tout de suite collé. Il était sapé comme un milord, costume noir et chaine en or, mais il créchait dehors. Il m’a soigné d’un mouchoir crasseux et puis il a jacté, jacté… je ne sais pas combien de temps car j’ai roupillé. Je me souviens juste du son de sa voix qui me réchauffait le cœur. Ch’suis pas une baltringue, on n’peut pas m’balader mais ça baignait entre nous. D’habitude les mielleux ça me tanne le cuir, mais Jo c’est un vrai gentil, attentionné, qui me cause même si je n’lui réponds pas, rapport au fait que je ne peux pas parler. Les autres, du coup, ils ne me considèrent pas alors que Jo, rien qu’à mes regards et aux sons que je lui lance, il interprète et continu sa jactance. Alors après la nuit passée côtes à côtes pour ne pas crever de froid, me demandant toujours si ce n’était pas un d’ces nazbrocs déjantés, je l’ai suivi jusqu’au Capitole. Le mec a sorti de son sac un violon et posé une casquette sur le sol à nos pieds.  Il s’la pétait pas car il dit  comme pour s’excuser : « tout le monde en jouer dans pays à moi ». Il m’a bluffé complet avec son aisance et ses mélodies. Un vrai cador mon pote. Les pièces tombaient et nous sommes vite allés au troquet où j’ai dévoré de balèzes croissants beurre.  Un p’tit Noël quoi. J’me suis dit, toi j’suis pas prêt de te lâcher, j’serai ton ombre et ton protecteur. Les jours se sont passés et les passants l’applaudissaient et nous, on se régalait.

Puis des rupins sont venus l’entretenir, dans un charabia et Jo les a suivis. Je l’attendais tous les jours dehors. Puis il a eu du pèze alors il a pris une piaule et pendant une année, c’est là que j’me la suis coulé pépère.

J’ai du flairé un os, car aujourd’hui je veux accompagner le magicien des notes. Jo, il dit pas non. Je poireaute à la sortie des artistes de la Halle aux grains ; puis j’esgourde du barouf à l’entrée principale : un car de flics déboule pour embarquer mon Jo. Je me déchaine et on me repousse. Rien à glander de moi les condés. Ils se tirent avec Jo. Puis un gars, entouré d’excités le soutenant, sort sans me remarquer. J’ai tout de suite compris que c’était lui l’ennemi. Alors je me suis précipité sur le cave, je lui ai réglé son compte. Son beau costume j’le mets en pièces. J’lui défonce l’estomac et la rate, j’lui laboure les chairs et lui bouffe son air. A terre, je le lâche car trop s’en mêle. En plein rififi, on essaye de m’alpaguer, en vain. J’entends des « monsieur Touille, monsieur Touille, répondez nous ».  J’me tire sans demander mon reste. Je me planque là où j’avais rencontré Jo. A l’affut, je l’attends, à nouveau sanguinolent.

                                                           

 Du point de vue de Jo

Pas parler bon français. Je arrivé France 2009. Sentir seul, pas savoir où aller. Dormir près fleuve à Toulouse et trouver Bob. Bob aimé moi et moi aimé Bob. Hiver froid pareil Sofia.  La nuit je couche contre pelage chaud. Réchauffer moi. Lui jamais tranquille. Accompagner moi faire manche et nous amis. Beaucoup de chance avec violon grand-père à moi.  Maintenant bien manger et avoir appartement depuis moi travailler orchestre du Capitole. Je photos à moi dans journal et programme. Je maintenant beaucoup d’amis musiciens. Mais moi toujours aimé promenade avec Bob. Lui jamais me déranger quand moi musique. Tous les jours joué Halle aux grains. Pendant un an tout bien passer mais moi remarquer toujours même homme, tousser quand moi commencé jouer. 

A chaque fois pareil, lui attendre violon moi glissandi ou pizzicati en solo, me regarder et tousser. Moi devenir fou. Parlé à collègues, à chef d’orchestre, eux dire pas être possible. Moi plus pouvoir concentrer. Mal à dormir. Repenser tout le mal de ma tête. Raconter tout à Bob, pourquoi quitter pays et famille à moi. Pas pour argent, pour punir moi. Moi faire le mal. A Sofia moi marié. Avoir un enfant. Moi pressé le matin, prendre voiture et reculé dans carton. Ecrasé carton. Mais dans carton, enfant à moi, caché pour faire surprise. Moi écrasé garçon à moi. Lui 3 ans. Lui mort ma faute. Femme dire moi assassin. Famille plus me parler. Justice rien me faire. Moi vouloir me punir. Partir avec violon, car violon pleurer dans musique. Douleur dans violon. Moi partir à pied pour ne plus être, ou souffrir. Arriver Toulouse et trouver humanité dans Bob, chien perdu. Lui et musique redonner un peu force. Quand moi jouer, jouer pour Elias. Moi retrouver lui. Moi être avec.

Dans Halle aux grains rien pouvoir faire. Homme s’appeler monsieur Touille et être abonné depuis très longtemps. Jamais avoir fait problème. Lui tout casser ma musique. Tout le monde dire, moi génie. Tous les autres musiciens applaudir, même aux répétitions. Moi fermer les yeux. Trouver Elias. Mais monsieur Touille lui tousse. Tous se lèvent et ovationnent mais monsieur Touille tousse.

Ce soir, spécial anniversaire naissance Elias. Bob doit le sentir. Dès le matin, lui mettre tête sur mon cuisse. Lui lécher ma main. Lui vouloir venir concert. Lui attendre dehors. Moi premier violon, entame le 24ème caprice de Paganini. Je retiens mon souffle. Ferme les yeux, pour toi Elias. J’entends tousser. Une toux forcée. J’ouvre les yeux vers bruit perturbateur. C’est monsieur Touille, toujours lui 2ème rang. Je arrête jouer et devenir dingue. Sauter dans la salle sur monsieur Touille. Taper de toutes mes forces et plus me souvenir. Embarquer par police. Dehors Bob veut venir. Police veut pas. Entendre dire Bob mordre monsieur Touille au ventre.

Quand, je sortir pas aller maison. Aller quai Daurade. Je sais Bob aller là-bas. Bob besoin de Jo. Demain reprendre route avec violon et Bob.

 

 

 Textes de Corinne P. 

 

Stop pour là-bas, gare!

 

Ça s'était passé comme ça. Je devais me rendre à la gare Matabiau prendre le train pour Barcelone. Le vent d'autan soufflait fort, mais le ciel dégagé semblait de bonne augure en ce début de vacances de Pâques. J'attendais patiemment le bus en lisant le courrier des lecteurs de Télérama dont j'appréciais l'humour et la pertinence. Malgré mon esprit occupé, je trouvais le temps long: déjà deux fois que l'horaire du prochain bus passait en vain. Peut être étaient-ils en grève? Ne voyant toujours rien venir et ne sachant qui déranger en cette heure matinale, je me résolus à faire du stop, comme aux temps héroïques de mes années d'insouciance.

La chance était plutôt avec moi: une grosse Mercédes noire un peu démodée s'arrêta rapidement, avec à son bord un homme d'une trentaine d'années. J'aurais préféré que ce fut une femme ou un couple de personnes âgées, pour ma tranquillité d'esprit. Mais avais-je vraiment le choix? L'heure tournait et l'objectif restait d'attraper mon train.

 D'abord peu loquace, le gars qui conduisait se présenta et me proposa d'en faire autant. Avec un fort accent slave et dans un français approximatif, il me dit se prénommer Jo, qu'il était bulgare et depuis peu arrivé en France. Je tournai poliment la tête dans sa direction tandis qu'il me parlait et croisai son regard clair qui illuminait un visage mat, bien rasé, encadré de cheveux noirs et drus. Il avait vraiment quelque chose de pas net avec son costume beige et sa chemise noire largement ouverte sur un torse que je devinai poilu, où pendait une chaîne en or si énorme que son seul dépôt au mont de piété m'aurait permis de payer les factures en souffrance. Mais bon! depuis longtemps, j'avais appris à ne pas me fier aux apparences: les gens trop propres sur eux ne sont pas forcément les plus ouverts. S'il avait un air zarbi, tant mieux !

Pour sûr, mon compagnon de route était loin d'être un ange. Il n'arrivait pas à garder son calme face aux véhicules coincés comme nous dans ce foutu embouteillage. « Quel bordel aujourd'hui! Ces vieux cons de chauffeurs de bus, manifestent encore! Z'ont qu'à driver des taxis, verront s'ils seront aux 35 heures! Des nantis, pensez pas? ». Je me refusais à répondre, me contentant d'un « hum » de circonstance, de peur de le mettre vraiment en colère si je lui avais fait part de mon point de vue. Et sans me demander mon avis, il tourna brusquement dans une rue sur la gauche, prétextant un raccourci pour la gare. Je commençais à me faire du souci.

Soudain pris d'une envie de fumer, il me proposa une cigarette. Je déclinai son offre expliquant une énième tentative pour arrêter définitivement ce fléau. Il insista cependant pour que j'attrape un paquet dans la boîte à gants. Stupeur! Près d'un Dunhil flambant neuf, un pistolet tout aussi rutilant que je m'oblige à considérer comme un vulgaire jouet. Sans laisser paraître mon émoi, je me saisis du paquet de cigarettes, l'ouvre d'une main en retenant tant bien que mal des tremblements, et lui en propose une. Il la prend et me gratifie d'un sourire: deux dents en or scintillent au milieu de son visage crispé. Qu'est ce que je fiche dans cette galère? Un chemin détourné, un flingue dans la boîte à gants et maintenant l'odeur doucereuse de ces clopes que je n'ai jamais aimées. Alors que je cherche en vain un sujet pour faire diversion, son portable sonne. La clope au bec, une main sur le volant, l'autre suspendu à son oreille, il répond d'une voix forte et rocailleuse.

« Ouais ma poupée, vais pas tarder. Fais toi la plus belle possible, va falloir assurer. Da... Tu vas les impressionner. Et magne toi, MOЛЯ! «

Le dernier mot, prononcé dans sa langue, me fait sursauter. A qui peut-il bien parler de la sorte? A coup sûr, c'est un proxénète! Faut que je me sorte de là... Mais nous voici sur la rocade. Pas moyen de sauter. Va falloir que je sois patiente. Et puis si je saute, je ne pourrais pas récupérer mon sac à dos posé sur le siège arrière. J'en suis là de mes réflexions lorsqu'il me dit d'un ton tranquille mais sans ambiguïté: « je fais juste un petit détour par Jolimont. J'ai quelqu'un à récupérer et nous irons ensuite dans le quartier de la gare ».

C'est certain, une putain qu'il va mettre sur le trottoir non loin du Canal. Et moi dans tout ça! J'en sais trop: le flingue, les prostituées, peut être des trafics illicites. Je tourne en rond dans ma tête: faudrait pas me retrouver sur les trottoirs de Sofia, sans compter que j'ai passé l'âge! Enfin la voiture se gare devant un immeuble sans charme. Jo sort de la Mercedes. C'est le moment de fuir! Mais non, il reste là accoudé à la portière. Je le devine petit mais suffisamment baraqué pour me neutraliser si je tente n'importe quoi.

 

Alors que j'essaie d'échafauder un plan pour me tirer de là, la porte de l'immeuble s'ouvre. En sort une superbe poupée d'une dizaine d'années, habillée comme un sucre d'orge qui se précipite vers Jo. « Papa! » elle crie, en sautant dans ses bras.

L'homme la dépose tendrement à l'arrière de la voiture: « Bon, faut plus traîner: Corinne a un train à prendre et toi, ils t'attendent tous pour la communion. Tiens, tant que j'y pense. Le jouet de ton frère, faut pas l'oublier, on lui a promis ».

Et il lui tend le flingue en plastique.

 

Du point de vue de Jo

 

Ouf, ça y est, ma journée est finie! Ce boulot, c'est une change, dommage qu'il soit si loin de chez moi. Par contre, plutôt sympa la Mercédes de l'entreprise! Le patron me la prête pour aller chercher le client, et aujourd'hui exceptionnellement. Faut dire que le patron, y a longtemps que je le connais. Il est de Sofia, comme moi. C'est grâce à lui que je suis ici. Ce boulot m'a permis de faire venir toute ma famille. Pour sûr, on habite un quartier un peu pourri pas loin de la gare, mais c'est toujours mieux que ce qu'on avait en Bulgarie. Et puis qu'il m'a dit le patron: « Jo, pour vendre des voitures d'occasion, faut être bien habillé! ». Alors moi, je suis fier de mon nouveau costume. Et puis avec cette chemise noire, quelle classe! Je crois que ma chaîne en or aussi doit impressionner. Le seul problème avec cette bagnole, c'est la radio. Elle capte rien! Alors je m'ennuie un peu. Tiens, une nana qui fait du stop. Vais la prendre, elle me fera la conversation. Et puis elle a l'air gentille. Doit aller à la gare avec son sac à dos. En plein dans le mille!

Je balance son sac à l'arrière et nous voilà partis. « Je m'appelle Jo, je suis Bulgare. Vous vous en seriez douté, ah, ah! Depuis peu dans votre beau pays. Il fait beau par ici, par contre ce vent, il rend fou! ». Elle me regarde. Pas vraiment l'air à l'aise. Je dois l'impressionner avec ma belle bagnole. Merde des embouteillages! « Quel bordel aujourd'hui! Ces vieux cons de chauffeurs de bus, manifestent encore! Z'ont qu'à driver des taxis, verront s'ils seront aux 35 heures ! Des nantis, pensez pas? ».

Pas l'air vraiment d'accord la nana. Bon, j'en ai marre, je tourne à gauche c'est un raccourci. Pas l'air vraiment rassurée non plus. Je vais lui proposer une clope, ça va la détendre. Ah, fume pas la belle mais moi, une petite Dunhil! « Pourriez m'attraper les cigarettes dans la boîte à gants? ». C'est mes dents en or qui l'impressionnent comme ça? Pas l'air dans son assiette. Tiens, le portable. «  Ouais ma poupée, vais pas tarder. Fais-toi la plus belle possible, va falloir assurer. Da... Tu vas les impressionner. Et magne-toi, MOЛЯ! «

C'est sûr, elle se demande à qui je parle comme ça. Je vais lui faire la surprise. Hop! la rocade, ça va plus vite. « je fais juste un petit détour par Jolimont . J'ai quelqu'un à récupérer et nous irons ensuite dans le quartier de la gare ».Pas l'air d'accord ma voisine, toujours pressés ces Français. Ah, nous y voilà! Je gare la voiture et attends ma poupée. C'est elle! J'adore quand elle me dit « Papa! », je la serre dans mes bras un court instant, l'assoie dans la voiture et nous voilà repartis. « Bon, faut plus traîner: Corinne a un train à prendre et toi, ils t'attendent tous pour la communion. Tiens, tant que j'y pense... » Et je lui tends le jouet que j'ai promis à son frère: un superbe pistolet en plastique si beau qu'on dirait un vrai.

 

 

  Textes d’Olga  

 

Caviar russe

 

Ça c’était passé comme ça. Je travaillais dans mon bureau. Comme d’habitude. La journée était très calme, je me sentais particulièrement inspirée et j’étais absorbée par mon activité. Comme souvent mon portable était en silence. Je n’aimais pas être dérangée en plein travail. Par hasard, au moment où j’ai tourné la tête, j’ai vu l’écran de mon téléphone s’allumer. Quinze heures vint-sept. Le numéro qui s’affichait m’était bien connu. C’était Jo. Un type que j’avais croisé par hasard lors d’une conférence à Toulouse. Les années sont passées et Jo ne cessait pas de me surprendre. Il appelait trois fois par an environs, en me proposant à chaque fois de participer à ses « affaires ». Des histoires à la con. Ces « affaires » ne m’attiraient pas et d’ailleurs, je ne comprenais jamais le sens de ce qu’il entreprenait. C’était surement louche à mon avis. Néanmoins, je l’écoutais toujours avec délectation, pour ensuite décliner sa proposition avec tact et respect. Son accent et sa manière de s’exprimer m’amusaient énormément. Je ne pouvais jamais me refuser le plaisir de l’entendre. Aucune de ses histoires ne tenait debout. Peu importe ce qu’il racontait, j’avais du mal à rester sérieuse sans exploser de rire.

Je le trouvais tordu, sans qu’il soit méchant, malgré son apparence physique et surtout ce qu’on pouvait deviner derrière ses origines, rien qu’à sa manière de regarder. Il fixait son interlocuteur sans le lâcher et ses yeux bleus claires ressemblaient à un scanner… Il donnait toujours son opinion surtout sans qu’on le lui demande. Il parlait sans faire des pauses et déstabilisait tout être vivant par …

Sa culture générale était impressionnante. Il savait tout sur tout. Il était toujours au courant…

Jo, d’origine bulgare était un jeune homme, contant à peu près trente-cinq hivers. De  taille moyenne, il troublait par sa carrure : baraqué, musclé et féroce… Tous les matins, sans exception aucune, il faisait ses pompes. Il se levait, sans avoir de réveil, tous les jours, à la même heure. Six heures pétantes. Et comme tous les matins depuis longtemps, il se préparait avec beaucoup de précession pour sa journée. Une heure. Exercices physiques, quarante minutes, une douche froide, cinq minutes, il frottait son corps avec la serviette avec insistance. Jo brossait ses dents, deux minutes, son regard perçait le miroir… Quatre minutes était consacrées au rasage, une des choses à laquelle Jo accordait une importance particulière. Une minute pour peigner soigneusement sa chevelure brune et épaisse. En trois minutes, il mettait un boxer, toujours du jour et des chaussettes, il boutonnait une chemise et rentrait avec élégance dans un de ses costumes. Tout était noir. Cette couleur lui plaisait et allait soulignée la blancheur de sa peau en hiver et son bronzage en été. Cinq minutes restantes pour rassembler toutes ses affaites… peu nombreuses. Toute sa vie tenait dans un gros sac de voyage « Nike » noire. Et… Juste avant de refermer la porte dernier lui, il mettait ses chaussures. Les santiags, achetées lors de son voyage en … Noirs et toujours en très bon état.

Dernier regard lancé dans le miroir. Il était sans exception fière de ce qu’il voyait. Un bel homme soigné et bien habillé. Les cheveux bien en place, le rasage impeccable. Les vêtements propres et repassés. Le corps entretenu, l’âme n’est pas souffrante. Ce qui venait de mettre une touche personnelle, son look à lui… La chemise ouverte, un peu trop à mon goût, et sur son torse poilu, une chainette en or. Une de ces croix massive…

Jo parlait de Dieu, comme il parlait de tout et n’importe quoi… Il n’allait pas à l’église, mais Dieu était présent sur son chemin de vie.   

Il quittait sa chambre toujours à sept heures et il ne savait jamais quelle sera l’endroit du soir. Il prenait le temps pour s’attabler. Il prenait son petit déjeuner tranquillement. En dégustant. Il lisait le journal pour être au courant de la politique et de l’état du monde…

Assis, il prenait le temps de voir la vie défiler. Il profitait de cette heure encore assez calme pour se permettre de faire ce qu’il se refusait dans la journée, pris par ses occupations… Draguer. Il draguait tout ce qui avait des jambes avec une paire de sein. Sa manière d’aborder une femme n’était ni vulgaire, ni galante. Je pouvais bien le juger, car notre rencontre avait commencé ainsi.

- Bonjour, Madame…

- Oui, bonjour.

- Svp, pourquoi être seule vous ce soir ?

- Qui vous a dit que je sois seule ?

- Je vous observer toute la soirée…

- Etes-vous un espion !? (rire)

- J’aime espion avec les jolies femmes !

- C’est votre hobby ou vous faites ceci professionnellement ?

- Svp, moi voir vous n’êtes pas commode.

- Je n’aime pas être draguée par n’importe qui…

- Oui ! Svp, pardonnez-moi. Ma prénom Jo, tous les gens me connaitre…

- Enchantée, je m’appelle Olga.

- Ah, vous russe, moi connaitre la Russie. Très joli pays ! Belles femmes en Russie ! Vous parlez bien français.

- Merci. J’aimerais partir ? Je vous laisse.

- Votre mari vous attendre à la maison. Moi, comprendre.

-  J’étais ravie de faire votre connaissance. (je commence à me déplacer, il me suit vers la sortie)

- Svp, ne pas partir maintenant. Nous aller boire un verre. Je inviter vous.

- Non, merci, je suis fatiguée et j’ai envie de rentrer.

- Moi, vous amener chez votre mari. Une femme belle et seule n’est pas bon. Danger, les monsieurs méchants dans la rue. Vous très belle. Femmes slaves toujours très belle. (je continue à avancer à travers la foule, il me suit sans arrêter de parler, je trouve la porte et je sors en me précipitant, je lance le dernier)

-  Au revoir. (je parviens à ne plus être suivie, possible qu’il me laisse partir tout simplement, mais pas loin… une fois dans ma voiture je reçois son coup de téléphone… Avec sa voix très fière, il m’annonce qu’on ne pouvait pas s’enfuir si facilement de Jo… Je n’attends rien de grave dans ce qu’il dit, mais il me parait juste trop étrange… Je me sens intriguée et je le revois dans la journée pour un déjeuner. Je découvre une personnalité débordante…)

Donc, Jo draguait par pur plaisir de l’instant. Aucune femme n’avait jamais pu craquer son cœur. Il ne s’était jamais marié. Il ne couchait pas avec les femmes non plus. En disant qu’à son âge, qu’il considérait avancé, il n’avait plus besoin de cela. Une femme voulait dire des ennuies… Il n’en avait pas envie. Pas besoin. Il avait envie de se sentir libre. Il était libre…

Il ne vivait nulle part, ses affaires étaient entreposées dans un garde meuble, qui visitait de temps en temps. Un canapé blanc en cuir, quelques meubles en bois massif… jolies chaises, style…

Il y avait dans la vie de Jo, une voiture… Elle était verte. Pas noir, non. Un vert très foncé. Intérieure était noir et les sièges en cuir. La voiture de Jo était importante. Il passait beaucoup du temps sur la route.

Quinze heures vint-sept. Je décroche. Tout s’accélère. Jo parle toujours vite, mais cette fois je sens une précipitation différente.

- Oui, Jo.

- Viens, stp Olga. Moi, besoin aide.

- Je ne sais pas ce que…

- Très important pour moi !

- Mais…

- Je ne pouvoir pas parler plus. Pas pouvoir expliquer au téléphone. Toi, venir, stp. Ma vie dans tes mains. J’ai une demi-heure. Moi, va t’attendre.

- Je ne …

- 13, chemin du désert à Toulouse, pas loin de toi, toi venir vite en voiture.

- Vraiment, je…

- A tout de suite, chérie !

Il raccroche. J’essaie de rappeler. Il ne répond pas. Je réfléchis un instant, quinze heures vingt-huit. Je rentre dans ma voiture. Je mets le GPS. Arrivée prévu quinze heures cinquante-trois. Je prends la route.

Je trouve facilement. Les routes sont encore libres. C’est une zone industrielle. Le numéro treize a l’aire non utilisé depuis longtemps. L’herbe est haute. Le portail roué ne s’ouvre plus. Il laisse à peine passer une personne. Des grosses voitures sont garées devant. Noires. Je reconnais celle de Jo. Verte. Je me glisse entre les vieux volets du portail. J’empreinte le chemin vers…      

 D’un coup je rentre dans un autre monde. Ma dimension bascule. Je me retrouve dans une salle, une sorte d’hangar géant. Je me sens englouti. Je ressens du froid sans savoir si c’est ma peur ou si c’est l’immensité de l’endroit. Je me demande à quoi pouvait bien servir ce vieux dock abandonné.  Entrepôt d’une entreprise ?!

La halle fait vibrer les voix, tout est grave. Chaque bruit et surtout le silence. Il est le plus menaçant.

Pénombre. Mes yeux commencent à s’habituer. Je remarque deux énormes gars. Armés aux cranes rasés.

Au milieu de ce grand espace, je vois Jo, devenu petit, attaché sur une chaise, son visage calme, son accent toujours si drôle.

- Bonjours chérie ! Merci de venir.

- Bonjour ! Je ne comptais pas voir autant de monde…

- Voilà, elle pouvoir le dire. Elle me connaitre, nous vivre ensemble depuis…

- Jo, explique-moi ce qui se passe !?

Je reste là. Je regarde autour de moi. Je vois les yeux féroces qui me fixent. Je comprends que les gars ne sont pas des comiques. Jo a besoin de moi. Je suis son alibi !?

 

Je vis un moment d’éternité, silence, qui pèse et dans ma tête tout défile à une vitesse folle…

D’un seul coup un des deux se tourne vers moi et me vise avec son flanque… Je le vois nerveux, il hurle…

- J’en ai assez…

Il s’approche de moi, d’un pas long et sur, en me regardant… Son œil est cruel…

Je me réveille… Ma respiration est rapide… Un instant passe… Je me rappelle bien évidemment que Jo m’avait appelé hier à 15 heures vingt-sept et que dans la soirée j’avais regardé avec mon fils le nouveau James Bond « Quantum of solace ». Je souris et cette fois c’est moi qui appelle Jo pour le faire rire…

 

  Textes de Renaud  

 

Un os dans le calva

 

« Ça c'était passé comme ça ». Je devais faire rentrer mes mots dans la tête de Joe, mon meilleur ami, et je les ai donc répétés jusqu'à ce qu'il me dise  : «c'est bon, j'ai enregistré, c'est dans ma boîte, lâche moi». La première fois que j'ai vu Joe, il y a une éternité, pas plus tard que ce matin, il a failli me faire disjoncter, alors que cela ne m'était pas arrivé depuis longtemps : il était assis, droit sur ma chaise, alors que le bistrot était vide . « C'est qui ce clown en costard super classe assis à ma place ?» que j'ai dit à Pierrot, le patron, pendant qu'il me versait mon premier calva et que mon kawa fumait sur le comptoir. Pierrot, comme d'hab, ne m'a pas répondu ; alors je lui ai dit en rigolant grassement : « et il sont où, Lili, Fred et Max, à la manif pour les retraites ? » et j'ai rigolé encore plus fort en imaginant ces trois poivrots qui n'ont jamais travaillé de leur vie, tentés de passer inaperçus alors qu'ils puent comme des putois et qu'ils n'ont jamais réussi à faire 100 mètres en marchant droit, et surtout sans s'affaler par terre comme des merdes ; quand j'ai vu que j'avais réussi mon coup en énervant Pierrot, lui qui n'en manquait presque aucune, des manifs, j'ai pris mon kawa et mon calva et j'ai été à ma table, celle où le gars en costar buvait un café, celle qui se retrouve presque dans la rue quand la baie vitrée est ouverte, comme aujourd'hui. C'est là qu'on aurait la meilleure vue sur la manif qui allait passer devant le bistrot d'ici deux heures et je ne voulais pas louper ça ; d'ici là je pouvais taper une bavette avec ce type. En allant m'asseoir, j'ai vu ses santiags : « merde alors, pile-poile celles de Johnny Harpper, je rêve !», j'ai pensé. Je lui ai proposé de prendre un calva, il a accepté et on a fait connaissance. J'ai remarqué sa chaînette en or à laquelle était suspendue une croix splendide que sa chemise ouverte laissait voir généreusement. Ce mec m'a plu à ce moment là. Trop la classe. Et bien sûr je lui ai plu aussi. Je me suis mis à causer et quand il s'y est mis aussi, j'ai compris qu'il n'était pas d'ici. J'ai essayé de trouver d'où venait son accent, mais peau de balle, pas moyen, je me gourais à chaque fois que je lui faisais une proposition. Bulgare qu'il était, son accent. C'est lui qui a fini par me le dire. Trop la classe !  On a causé pendant deux heures, on s'est tout dit et on s'est tapé des calvas. On est donc devenu amis. Vous ne me croyez pas ? Alors, vous ne savez pas que la vraie amitié, elle se fait en réalité en très peu de temps. On peut tomber amis comme on tombe amoureux. C'est l'échange des premiers regards qui permet cela. Et Joe et moi, on a le même regard : bleu, perçant, celui qui remue en profondeur, celui qui va jusqu'à l'âme.... Et si vous ne me croyez pas, c'est que vous êtes des nases. Et puis, la manif est passée devant le bistrot. J'osais pas me foutre trop de la gueule de ces blaireaux qui défilaient car Pierrot, me surveillait de derrière son bar et il aurait pu me foutre dehors et j'aurais été mal, alors on s'est tu et c'est là qu'on a vu ce qu'on a vu. Immédiatement après, j'ai dit à Joe « suis moi », on a été au fond de la salle et je lui ai dit la version qu'on devait retenir si n'importe qui nous interrogeait, flic ou pas flic.  Dans la vie, faut toujours anticiper les emmerdes et faut pas hésiter à mentir pour éviter les embrouilles. « C'est pas le flic qui a tabassé le jeune et qui lui a foutu les trois coups de grole, derrière le bus, à l'insu de tout le monde et qui a pété la vitrine ; non, c'est le jeune qui a agressé le flic après avoir jeter un pavé dans la vitrine; c'est pas la vérité mais on dira ça si on nous pose la question ». Ça c'était passé comme ça, point bar » J'ai répété ce mensonge plusieurs fois, avant que Joe me dise « c'est bon, c'est enregistré, c'est dans ma boîte, lâches moi » puis j'ai rajouté « personne n'a vu la scène sauf nous,  ; par contre les flics, celui qui a tabassé le jeune et ses deux copains qui surveillaient autour, ils nous ont vu ; j'en suis sûr, je les ai vu nous observer ; c'est à cause de cette putain de baie vitrée qui était ouverte ; alors si on nous interroge on raconte la version que je t'ai dite. Mais on sera interrogé par personne : tu vas voir. On paie Pierrot et on met les voiles dès qu'on peut. Allez, arrête de taper sur ton portable, on y va». Voilà, j'avais assez causé.

Maintenant, je paie Pierrot. Joe, toujours aussi classe, tient à payer sa part ! C'est d'autant plus sympa qu'il sait que je suis super à l'aise. Oui, je lui ai tout raconté : on cache rien à un ami. Je  lui ai même montré le paquet de biftons que j'ai pris à la banque hier. Oui, la dèche c'est finie. j'en reviens toujours pas. Cette tante  inconnue du bataillon qui crève en Australie et vlan : me voilà plein aux as, moi qui vit seul depuis la nuit des temps. Mais personne ne le sait encore. A part Joe. On s'approche donc de la sortie du bar. Pas de flics à l'horizon. « On file », je dis à Joe. On sort tranquilou. On fait deux cent mètres avec les blaireaux qui gueulent à l'unisson sous leurs panneaux débiles. On tourne à droite dans la rue Simonin. Je vise de nous sortir de la vieille ville à travers ses dédales. « Ah les cons », je dis à Joe. Puis je pense aux flics et je ris à me péter la rate. Le téléphone portable de Joe sonne à ce moment là. Je comprends rien à ce qu'il baragouine. Il s'en rend compte et me fait un clin d'œil. Je ralentis à peine l'allure tout en l'observant. Je réalise qu'on a presque la même taille tous les deux. Il fait quand-même sacrément plus classe que moi :  lui on ne l'appellerait jamais « rase moquettes » ! Il est bien trop costaud. En plus il en impose avec son visage rasé de près, son costard, ses santiags et sa chaîne en or qui balance sur son poitrail. Il marche un peu comme un marin qui vient de gagner la terre ferme après une grosse tempête, le Joe. On a le même âge, tous les deux ; comment je le sais ? Mais vous avez oublié qu'on s'est causé pendant une éternité ce matin, bande de nases ! On a trente cinq balais tous les deux, on est presque jumeaux. Sauf que moi, j'ai pas autant de cheveux que lui.  Joe continue à causer en bulgare dans son bigophone et j'y pompe que dalle ... On traverse maintenant la place Montsouris évidemment déserte : les blaireaux ne sont pas encore rentrés de la manif. Je pense à peine à mes biftons dans mon portefeuille. Ni au pognon miraculeux mis sur mon compte bancaire ...tiens je vais m'acheter la même chaîne en or que Joe, je vais me faire mettre des cheveux sur mon crâne et ... bon, faut que je me concentre car on n'a pas encore tout à fait quitté la vieille ville. Y-a-plus qu'à traverser le fleuve par le pont Saint-Louis, là,  juste devant nous. Joe remet son téléphone dans sa poche. On ralentit un peu pendant qu'on traverse le fleuve. On ne se retourne pas. On laisse la vieille ville derrière nous sans y jeter un coup d'œil.

« Vos papiers! ». Merde : le grand flic, celui qui surveillait, nous tombe sur le paltot au moment où on arrive sur le quai d'en face. Je me retourne et je m'apprête à retraverser fissa le pont en sens inverse mais je suis stoppé instantanément par ses deux collègues qui nous ont suivi de près sans qu'on s'en aperçoive. Joe est tranquille comme baptiste et sourit. Trop la classe. Du coup je souris aussi et je cherche mes papiers. Merde je ne les trouve pas. Du coup je disjoncte. Oui, cela m'arrive. Moins souvent qu'avant, mais cela m'arrive encore : ma tête explose, je voies noir, rouge, bariolé, arc-en-ciel et je ne me contrôle plus du tout. J'engueule illico les flics, je les traite d'assassins et je leur dis que d'autres personnes de la manif ont tout vu comme nous  : ils vont voir ce qu'ils vont voir. Bizarrement je gueule en désordre les conneries que dit d'habitude Pierrot, le patron du bar  (les manifs, c'est son dada) sur l'importance de se battre et de manifester ; je leurs dis que, eux, les flics, ils auraient du en être de la manif, car eux-aussi, ils partent à la retraite, non ?,  « Manif, quelle manif ? Qu'est ce que tu nous racontes ? » me dit le grand flic « Y'a aucune manif, aujourd'hui ...si tu parles de celle sur les retraites, elle a été remise à la semaine prochaine ... allez zou, tu pues la gnôle, on t'embarque, ça te dégrisera ...».  J'allais lui péter la gueule, tout flic qu'il était, mais je vois que Joe est toujours aussi calme. Du coup mon coup de sang repart aussi vite qu'il est venu. Je redeviens zen. Puis je regarde une nouvelle fois Joe et son sourire me parait carrément bizarre. Mais je n'ai pas le temps de lui dire quoique ce soit : je reçois  un coup sur la tête et je tombe dans les pommes.

 

Version Joe

 

« да му се не види! », et je répète en français : « merde alors ça fait chier ». J'aurais du savoir que Todor, la brute, allait filer un coup de matraque sur la tête du fêlé. C'est sûrement, d'ailleurs, cette matraque qui a fait croire au fêlé que Todor, Kiril et Nikolaï étaient des flics.

Ce matin tout avait pourtant bien commencé. Je m'étais installé comme convenu près de la porte vitrée, au café qu'on avait déjà repéré. De là la vue sur la bijouterie est la meilleure. Les trois autres devaient arrivés plus tard avec la camionnette, dès que je leur ferai signe. Pour  faire un repérage plus près de la bijouterie, il fallait attendre qu'il y ait davantage de monde dans la rue. Le fêlé est venu s'asseoir à ma table. Le café était vide. Avant, il avait chambré le patron sur des histoires de grèves et de retraite. J'ai vite saisi que le patron, en réalité, il l'avait à la bonne le fêlé. Le fêlé, il ne s'en rendait même pas compte. Le fêlé s'est donc assis à ma table. « C'est la mienne », il m'a dit. J'ai vu que mon look lui plaisait. Il a reconnu les santiags de Johnny Harpper. Ca, ça m'a plu. Il a reluqué avec envie le cadeau de Lala ma chérie : la chaine en or et la croix. Il n'a rien dit sur cette chaîne et il a bien fait. Donc je l'ai laissé s'asseoir à ma table.

Finalement il m'a rendu service, le fêlé. Comme il y avait toujours aussi peu de monde dans la rue, j'ai du rester plus longtemps que prévu au café. J'envoyais régulièrement des textos aux trois autres pour les faire patienter. Je continuais, mine de rien, à observer ce qui se passait autour de la bijouterie. C'était un jour de livraison ; fallait le savoir car les allées et venues étaient très discrètes. Mais moi, je savais. Je pouvais rester longtemps sans que cela fasse bizarre car, vu de loin, j'étais avec un pote. Donc le fêlé me rendait service. Le patron nous reluquait constamment. Je n'aimais

pas ça.

Le fêlé il parlait de tout et de rien. Il était persuadé qu'une manif passerait en fin de matinée. D'abord je l'ai cru. Puis j'ai eu un échange de texto avec Kiril, l'intello de la bande. J'ai su alors que le fêlé se trompait de semaine. J'ai rien dit. Le fêlé, il me plaisait, en fait, pas mal. Je l'ai écouté déblatérer ses conneries. J'ai commencé à lui répondre. Je lui ai dit que je m'appelai « Joe ». Ça m'est venu comme ça. Alors que mon vrai nom c'est Viktor. J'ai bu des calvas avec le fêlé. Heureusement que je tête depuis que je suis bébé car le fêlé il est plutôt solide côté bouteille. Et ça ça m'a plu aussi. Par contre ses histoires d'amitié et de regard bleu, ça, ça m'a plutôt énervé. Il a commencé à s'échauffer grave, là-dessus. Je lui ai dis : « ta gueule ». Pas trop fort pour éviter que le patron, qui me regardait d'un mauvais œil, l'entende. Ça l'a fait taire, au fêlé. Mais je savais qu'il n'allait pas la fermer longtemps. Je commençais à le connaître. J'en ai profité pour faire un texto à Nikolaï, le chauffeur. Je lui ai dit qu'ils pouvaient maintenant venir : il y avait suffisamment de monde dans la rue.

J'ai vu arriver la camionnette qui s'est garée près de la bijouterie, au coin de la rue, au début de l'impasse, près des travaux de voirie. Todor, Kiril et Nikolaï sont restés dedans comme prévu pour faire le repérage. Au même moment, le fêlé m'a montré le tas de biftons dans son portefeuille et m'a parlé du pognon qui venait d'arriver d'Australie sur son compte. Là, il m'a bluffé. «Intéressant », j'ai pensé. Puis il s'est excité : « regarde : la manif ». Quel con. C'étaient les blaireaux, comme ils les appelaient, qui sortaient de leur bureau. Le calva aidant, c'est vrai, qu'on avait l'impression d'en voir partout.  Puis tout s'est bousculé.

Kiril, l'intello, Nikolaï, le chauffeur, et Todor, la brute, les trois autres de la bande, sont sortis de la camionnette. Ils se sont planqués derrière la camionnette, à l'abri des regards. « Qu'est-ce qu'ils foutent ? » je me suis dis. J'ai vu arriver Constantin, le jeune frère de Dimitri, le chef des ruskoffs. Merde Todor va faire une connerie. C'est la guerre entre Todor et Dimitri. Aussi sauvages l'un que l'autre. Todor a du embobiner Kiril et Nikolaï pour l'aider à tabasser Constantin et ainsi porter un coup à Dimitri. Constantin : faut pas se fier à son air angélique et à son look d'étudiant. Il est encore pire que son frère. Constantin est passé près de la camionnette sans se douter de rien. Au mauvais endroit, à la mauvaise heure. Kiril l'a alpagué et l'a amené dans le coin, près des travaux de la voirie. Todor a sorti sa matraque qu'il ne quitte jamais. Constantin s'est sorti de l'emprise de Kiril. Il a ramassé un pavé sur le tas de gravats des travaux et l'a lancé vers Todor. Todor s'est baissé lestement en ricanant. Le pavé a explosé la vitrine de la bijouterie. L'alarme a retenti. Todor a filé un coup de matraque sur Constantin, l'a fait tombé et lui a donné trois coups de grôle. Puis les trois se montés dans la camionnette qui a démarré tranquillement. Tout a été extrêmement rapide. Constantin se fera alpaguer par les flics mais ne dira rien. Par contre va falloir que je négocie encore avec Dimitri. Ça ne sera pas trop dur, car contrairement à ce que pense Todor, Dimitri ne peut pas encaisser son frère. Donc ce n'était pas trop grave. C'était même amusant. Je restai calme. Par contre le fêlé était tout excité. Le patron s'était précipité dans la rue pour voir ce qui se passait. Le fêlé m'a amené au fond de la salle. Il était dans son délire de manif. Je l'ai écouté. Je lui ai dit que je ferai ce qu'il me disait. Il était tout à fait à côté de la plaque question flics.  Je voyais qu'il avait peur d'eux sans les connaître. Moi j'ai peur d'eux, mais je les connais. J'étais patient avec le fêlé car j'avais vu ses biftons qu'il planquait dans son portefeuille. Et si l'histoire d'héritage était vraie.... Cà me donnait des idées. J'ai envoyé un texto à Kiril pour lui dire de m'appeler. J'ai décidé de rester avec le fêlé.

En sortant du bistrot, J'ai tenu à payer ma part. Je sentais que je devais faire cela par rapport au patron qui me regardait bizarrement.  En sortant du bistrot on est tombé sur une poignée d'étudiants bruyants qui brandissaient des banderoles pour, ou contre, je ne sais quoi. Il n'en fallait pas plus pour que le fêlé reparte dans son délire de manif. Il a décidé de prendre les petites rues pour sortir de la vieille ville. Je savais où nous allions déboucher. Kiril m'a appelé. Je lui ai raconté avec qui j'étais et où on allait. Je lui ai dit que le fêlé les prenait pour des flics. Je lui ai dit que je venais de piquer son portefeuille. On a convenu de se retrouver de l'autre côté du pont. On a convenu d'un plan. Mais mon plan n'était pas de tabasser le fêlé. C'était simplement de l'embarquer avec nous et de lui soutirer un peu de fric de son compte bancaire. Pas tout son fric car je l'aime bien le fêlé. C'est que j'ai dit à Kiril de dire aux autres. Qu'on la jouait cool et que le fêlé allait se faire embobiner sans problème. Que Todor, pour une fois, se retienne.

Alors quand Todor a matraqué le fêlé, j'ai vu rouge. Quel con. Non seulement il va tout faire foirer, mais en plus il a certainement tué le pauvre fêlé. Kiril avait bien joué son rôle de flic, discrètement. Il avait presque réussi à calmer le fêlé dans le but de l'amener à la camionnette située non loin du pont.  Puis Todor est arrivé par derrière. Il a sorti sa matraque de la poche de son manteau à une vitesse prodigieuse. Il a filé un coup sur la tête du fêlé. Il a  aussitôt rangé la matraque d'où elle venait. Seuls Kiril, Nikolaï et moi avons pu voir ce qu'il avait fait. « il gueule trop ce fêlé » a dit Todor, « il va nous faire remarquer »

Et nous voilà maintenant avec le fêlé qui bouge pas et du monde qui arrive.

Todor ne se démonte pas. Il remet le fêlé, toujours évanoui debout, lui passe son bras sous les épaules et s'avance en rigolant pour faire croire qu'il aide un poivrot à marcher. Ça a l'air de fonctionner. Les gens passent sans s'arrêter, l'air dégouté. Faut dire que le fêlé a la gueule de l'emploi. On s'avance tranquillement vers  la camionnette, placée à deux rues de là, me dit Nikolaï. Je suis furax.

On monde dans la camionnette et on démarre. Personne ne parle. Merde des sirènes hurlent. Une voiture de policiers nous coince devant. Une autre nous coince derrière. J'aperçois le patron du bistrot dans la voiture de devant. On se regarde. Todor est le premier à lever les mains. Nikolaï le second. Kiril le troisième.  Moi le dernier.  Pas la peine de se faire flinguer.  Le fêlé bouge. Encore heureux que Todor ne l'ait pas tué. Par contre mon histoire avec lui, Todor, ne fait que commencer.

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